Au gré des découvertes scientifiques, de nouveaux outils indispensables à l’industrie semencière apparaissent de plus en plus rapidement. Ce qui met en défaut le cadre réglementaire.
Dans les couloirs de la Commission européenne se joue actuellement une intrigue dont le dénouement pourrait bien sceller le sort de l’industrie semencière française et européenne. Les acteurs en sont nombreux. D’un côté, on retrouve en première ligne l’European Seed Association (ESA), ainsi qu’EuropaBio, qui réunit plus de 2000 entreprises engagées dans les biotechnologies ; de l’autre, le lobby écologiste anti-OGM, dont Greenpeace, Les Amis de la Terre, Testbiotech et Gene Watch.
Depuis 2008, les services de la DG Santé ont travaillé avec plusieurs groupes d’experts, dont ceux réunis au sein du Joint Research Centre (JRC), afin de définir si des variétés issues d’une liste de nouvelles techniques de sélection génétique (appelées new breeding techniques ou NBTs) « tombent ou pas sous la définition d’organisme génétiquement modifié prévue à l’article 2 de la directive 2001/18/ EC ». Il s’agit donc de déterminer si ces variétés devront ou non être soumises à la législation européenne sur les OGM. L’enjeu est de taille, car cette directive entraîne des contraintes extrêmement lourdes lors du processus d’homologation. Ce qui a déjà largement contribué à freiner le développement des plantes génétiquement modifiées en Europe.
Comme le souligne Initiative Biotechnologies Végétales, une association qui fédère l’interprofession semencière et les organisations professionnelles impliquées dans le développement des semences, « les coûts de mise sur le marché d’une plante génétiquement modifiée ont été évalués à environ 136 millions de dollars, avec 13 années d’études par variété, pour des résultats proches de zéro dans l’UE. Cette situation bloque la plupart des semenciers et aussi les recherches sur les cultures les moins répandues. »
Difficile définition
Ce blocage n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat du lobbying intensif des mouvements anti-OGM qui œuvrent en Europe depuis les années 1990, et qui bénéficient aujourd’hui de l’appui d’un grand nombre d’élus dans la plupart des pays européens, ces derniers étant visiblement indifférents aux avancées spectaculaires que les biotechnologies vertes apporteront dans les toutes prochaines années.
Quelques exemples de biotechnologies végétales au service de la sélection
Il y a bien longtemps que la sélection variétale par croisement n’est plus la seule et unique méthode utilisée par les sélectionneurs ! Voici quelques-unes des techniques les plus courantes déjà adoptées par ces derniers :
1) L’hybridation somatique consiste à réunir dans une seule cellule une information génétique portée par deux cellules somatiques (non reproductrices) différentes. Ainsi, il devient possible de créer des plantes hybrides entre espèces qui ne se croisent pas.
2) L’élevage in vitro d’embryons qui ne survivraient pas sur la plante-mère est particulièrement intéressant dans le cas de croisements entre espèces. Il a été utlisé dans le cadre de la sélection des triticales, largement cultivés aujourd’hui.
3) La multiplication végétative in vitro permet d’atteindre des taux de multiplication clonale bien plus élevés qu’avec les méthodes classiques (comme par exemple le greffage).
4) Les outils dits de « génomique » précisent la position des gènes sur les chromosomes, leur fonction et la régulation de leur expression. Ils s’appuient sur la conjonction des techniques de séquençage de l’ADN et de traitement informatique des données (BigData).
5) L’haplodiploïdisation est l’obtention sans fécondation de plantes entières directement à partir des cellules reproductrices. L’usage de cette méthode est courant depuis de nombreuses années. Son avantage est de diminuer au moins de moitié le temps nécessaire à la création d’une variété.
D’ailleurs, le lobby anti-OGM pourrait bien être sur le point d’obtenir une grande victoire, car le groupe de travail juridique qui aide la Commission au sujet des NBT est apparemment en passe de lui faire adopter une note d’interprétation qui donnerait une définition très large de ce que devrait être un organisme génétiquement modifié (OGM) d’un point de vue juridique (selon la Directive 2001/18). En effet, pour le groupe de travail juridique, il s’agirait tout simplement d’un organisme « dont le matériel génétique a été modifié d’une manière qui ne s’effectue pas naturellement par multiplication et/ou par recombinaison naturelle ».
Prise à la lettre, cette définition transforme en OGM toute variété issue des techniques les plus courantes, comme la fusion de protoplastes, l’hybridation, la culture in vitro, ou encore l’haplodiploïdisation. Or, ces techniques sont utilisées avec succès depuis des décennies. Elles ont produit l’essentiel des variétés cultivées aujourd’hui, que ce soit en agriculture conventionnelle ou en agriculture biologique. Ainsi, le fameux blé Renan, si prisé des producteurs de blé bio, a été conçu grâce à ce type de techniques, qui n’ont rien de naturel. C’est également le cas de très nombreuses variétés de plantes, en particulier les choux, le colza et les triticales.
Pour régler ce paradoxe, le législateur européen avait alors été obligé de préciser en guise d’introduction que la directive « ne devrait pas s’appliquer aux organismes obtenus au moyen de certaines techniques de modification génétique qui ont été traditionnellement utilisées pour diverses applications et dont la sécurité est avérée depuis longtemps ». Autrement dit, le législateur avait pris la précaution d’exclure toutes les techniques classiques utilisées à l’époque, et dont la liste était partiellement fournie dans une annexe de la directive. Au final, seule la transgénèse – c’est-à-dire l’introduction d’un gène étranger dans le génome d’une plante– avait été retenue. Ce qui était d’ailleurs le but de la directive.
L’explosion des techniques
Sauf que les auteurs de la directive 2001/18 n’ont pas anticipé le fait que la palette d’outils permettant de retoucher le génome exploserait durant les quinze années suivantes. Ces dernières années, sont en particulier apparues les très puissantes techniques d’édition génomique, qui permettent la suppression, l’altération ou l’insertion d’un gène de manière très précise, en utilisant des techniques comme les méganucléases, Talens, ou les systèmes CRISPR. Ces nouveaux outils extrêmement performants sont considérés, notamment par les recherches publiques française, britannique et italienne, comme essentiels à la compétitivité future de l’agriculture en Europe.
La chercheuse française Emmanuelle Charpentier est la co-inventrice de la technique CRISPR/Cas9. Considérés comme l’une des plus importantes révolutions technologiques que la biologie moléculaire ait connues ces quarante dernières années, les systèmes CRISPR vont sans aucun doute révolutionner la génétique. Ce que n’avait pas prévu la directive… D’où l’impérieuse nécessité de la réviser ! « Faute d’avoir un cadre réglementaire européen opérationnel, les acteurs de la filière semencière française n’ont plus aucune visibilité », déplore Delphine Guey, responsable communication du Groupement national interprofessionnel des semences et plants (Gnis). D’autant plus que ces techniques exigent, pour certaines, des investissements non négligeables, et pour toutes, un savoir-faire considérable. La filière semencière espère donc que la directive sera rédigée de manière à lui permettre l’utilisation de ces nouveaux outils sans que cela entraîne un surcoût réglementaire insurmontable.
Une question scientifique et non sémantique
Toutefois, rien n’est acquis. Car cette révision est également une aubaine pour tous les mouvements écologistes qui ne jurent que par « l’agriculture paysanne », censée n’avoir besoin que des méthodes ancestrales de sélection variétale. Et ces derniers comptent bien profiter des discussions pour faire adopter la réglementation la plus lourde, la plus coûteuse, la plus longue, bref, la plus contraignante, afin de bloquer l’usage de toutes ces nouvelles techniques ! Une stratégie qui a déjà fait ses preuves dans de très nombreux domaines. L’objectif des mouvements écologistes est clair : réduire au maximum la boîte à outils des sélectionneurs.
Sans surprise, cette stratégie est également celle adoptée par Greenpeace, Les Amis de la Terre et le lobby anti-OGM (Test-biotech, Gene Watch, Corporate Europe Observatory, etc.), tous particulièrement actifs à Bruxelles. Appuyés par José Bové et quelques élus écologistes, ils font le forcing pour que les variétés issues de l’ensemble de ces nouvelles techniques soient déclarées « organismes génétiquement modifiés ». Ce qui signerait au pire la fin de l’industrie semencière européenne, au mieux sa délocalisation hors de l’UE.
En France, leur message est porté par la Confédération paysanne, le Réseau Semences Paysannes et la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab), qui ont co-signé un texte de référence dans lequel ils développent leur argumentation. Ces associations disposent en outre d’un atout de taille : la définition très large d’un OGM retenue par le groupe de travail juridique de la Commission. En effet, d’un point de vue purement sémantique, il est difficile de contester le fait que les variétés obtenues grâce à l’ensemble de ces nouvelles techniques répondent bien à la définition retenue par la Commission dans sa directive.
Sauf qu’il ne s’agit pas d’une question sémantique, mais scientifique. D’où la guerre des mots à laquelle se livrent les experts. Pour la cisgénèse (qui à la différence de la transgénèse, consiste à insérer un gène provenant d’une autre plante de la même espèce sans que ce gène n’ait été reconstruit), le gène transféré aurait ainsi très bien pu l’être par croisement naturel. Autre exemple de débat : à partir de quelle taille l’insertion d’une séquence nucléotidique peut-elle être assimilée à un transfert de matériel génétique ? Enfin, puisque la mutagénèse classique a été exclue de la directive en raison du fait qu’elle a été largement utilisée, comment ne pourrait-on pas exclure la mutagénèse dirigée, qui provoque des modifications beaucoup plus faibles et beaucoup plus précises ? Bref, chaque technique fait l’objet d’une controverse, qui n’en finit pas. Ce qui a amené la profession à synthétiser sa position en demandant l’exclusion du champ d’application de la directive de toutes les techniques dont le résultat est similaire à celui qui serait obtenu par croisements sexués ou par mutagénèse, ou encore lorsqu’il n’y a pas introduction de matériel héréditaire exogène dans la descendance des organismes obtenus. Une position bien entendu réfutée par ses adversaires.
Pour l’instant, la Commission n’a pas encore tranché. Ses services juridiques avaient au départ prévu de rendre publique leur interprétation de la directive le 19 novembre 2015. C’est-à-dire sans aucune concertation préalable avec les États-membres. Une méthode que n’a pas appréciée un groupe constitué de six pays (l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Suède, la Finlande, l’Irlande et l’Espagne). D’autant plus que les conclusions de la Commission allaient à l’encontre de l’avis exprimé par les experts du JRC dans un rapport de 2011, qui stipulait que les variétés obtenues par ces techniques n’avaient pas à être classées comme OGM.
Alors que Stéphane Le Foll se distingue par son silence assourdissant sur ce dossier, pourtant vital pour le futur des entreprises semencières françaises, son collègue allemand a profité du Conseil des ministres de l’UE du 22 octobre dernier pour recadrer la Commission, exigeant que cette question soit traitée de manière raisonnée. D’où le report sine die de la décision. Toutefois, quelle que soit l’interprétation finale, on peut déjà prévoir qu’elle sera contestée. C’est en effet ce qu’annonce l’association anti-OGM Inf’OGM, qui espère ainsi que le débat sera porté devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Cette question scientifique complexe risquerait alors d’être tranchée non pas par des scientifiques, en général plutôt favorables aux biotechnologies, mais par des juristes, plus sensibles à la vox populi. Entre-temps, de nouvelles techniques émergeront, qui feront certainement, elles aussi, l’objet d’incessants débats et de controverses, voire de procédures juridiques…
Le boom de la biologie de synthèse
C’est pourquoi cette situation n’est pas satisfaisante. D’autant plus que la progression des connaissances concernant les mécanismes biologiques en œuvre dans les organismes vivants permettra d’intervenir sur le génome sans nécessairement modifier son ADN. Ainsi, les techniques d’interférence par ARN, qui empêchent la transmission d’une information afin, par exemple, de bloquer la production d’une protéine sans avoir à toucher à l’ADN, font déjà partie des outils utilisés par les semenciers. Mieux encore : dans certains cas, ces modifications ne seront même plus détectables, et il ne sera plus possible de savoir quelles sont la ou les techniques qui ont été utilisées. Et que dire du « boom de la biologie de synthèse », comme le nomme un article du Monde daté du 28 octobre et qui décrit l’engouement croissant suscité par cette nouvelle discipline aux États- Unis ? « En 2005, 45 compagnies étaient recensées dans ce secteur. Elles étaient 103 en 2010 ; 200 en 2014 », indique Corinne Lesnes, correspondante du quotidien à San Franscico. D’Eric Schmidt, de Google, à Peter Thiel, le cofondateur de Paypal, nombreux sont ceux qui s’y intéressent. Même le Pentagone s’est saisi du sujet, à travers la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa). Face à cette explosion d’intérêts, l’administration américaine a admis que son cadre juridique réglementant les biotechnologies n’était plus adapté. Trop complexe, estime John Holdren, le conseiller scientifique de Barak Obama.
Si elle s’accroche à une directive qui ne suit pas les avancées de la science, la Commission européenne aura, quant à elle, toujours un train en retard. La solution la plus raisonnable consiste donc à changer complètement l’approche de la Commission, qui doit impérativement passer d’une réglementation basée sur les techniques à une réglementation fondée sur le produit final. « Ce sont les semences issues de ces technologies qui doivent être évaluées comme les semences conventionnelles, et non les techniques qui, pour certaines, ne sont pas reconnaissables en fin de processus », déclare Pierre Pagesse, le président du Gnis. Il rappelle que c’est la position déjà défendue depuis plusieurs années par la communauté scientifique internationale, notamment par le Conseil consultatif des académies des sciences européennes (EASAC), et le Biotechnology and Biological Sciences Research Council (BBSRC), qui conseille le gouvernement britannique.
Dans une Europe qui se veut à la pointe de l’innovation, ce choix s’impose. En effet, c’est le seul qui prend en compte les inéluctables progrès de la science.