Dans un courier adressé au Premier ministre Manuel Valls, le think tank Momagri reproche au Conseil d’analyse économique (CAE) sa vision « décliniste » de l’agriculture française. Rencontre exclusive avec Christian Pees, son président.
Vous vous insurgez contre le « déclinisme » de l’agriculture française. Mais n’est-ce pas là le message de la profession qui, à travers ses multiples manifestations, donne l’image d’une agriculture en détresse ?
Les manifestations de la profession sont compréhensibles. Depuis quinze ans, les agriculteurs ont accepté des évolutions très importantes de la PAC. D’abord, on nous a fait croire que ces évolutions étaient imposées par l’OMC, tout en nous promettant des contreparties. L’échec du cycle de Doha, qui vise à libéraliser le commerce international depuis 2001, démontre que le cadre des négociations était inapproprié. Pourtant, la Commission européenne a appliqué unilatéralement la suppression des subventions aux exportations et le désarmement de nos réglementations tarifaires. Ensuite, on nous a fait croire que, la croissance démographique mondiale aidant, nous bénéficierions de prix stables et élevés. Conséquence de cette analyse qui s’avère aujourd’hui erronée, les autorités européennes ont démantelé les outils de gestion de crise.
Je souhaiterais également rappeler que la grande majorité des agriculteurs sont conscients que leurs capacités de production sont liées à la qualité du capital naturel, qu’ils se doivent donc d’entretenir au mieux. Mais pour continuer à améliorer leurs pratiques, encore faut-il qu’ils en aient les moyens ! D’où la nécessité de stabiliser un minimum les revenus agricoles pour sauvegarder le capital naturel.
C’est pourquoi il est temps aujourd’hui de réaccorder la priorité aux outils économiques de la PAC. Les propositions qui visent à lier encore plus les subventions agricoles aux externalités environnementales vont finir par déstabiliser complètement l’agriculture européenne, au profit de géants comme les États-Unis et le Brésil. Résultat : la politique agricole commune est non seulement incapable de faire face aux crises agricoles, mais elle est inadaptée aux enjeux actuels.
La PAC d’aujourd’hui est le résultat d’erreurs d’analyses des services de la Commission européenne, de la diplomatie européenne, et in fine, de décisions politiques.
Alors que toutes les principales puissances politiques considèrent leur agriculture comme un sujet d’ordre stratégique, voire de sécurité nationale, l’UE, qui s’appuie sur des experts tels que ceux qui ont rédigé le rapport du Conseil d’analyse économique (CAE), est complètement à contre-courant de cette réalité. Les manifestations des agriculteurs sont par conséquent une saine réaction, qui devrait être davantage prise au sérieux par la Commission européenne. Ceux qui montrent du doigt notre profession sont ceux qui cherchent à détourner l’attention de leurs propres erreurs, voire du dysfonctionnement de l’institution européenne.
Que reprochez-vous au rapport du Conseil d’analyse économique (CAE), pourtant rédigé par trois experts reconnus, Jean-Christophe Bureau, Lionel Fontagné et Sébastien Jean ?
Premièrement, nous notons que le panorama de l’agriculture française proposé dans ce rapport est d’un rare défaitisme. Deuxièmement, nous en regrettons les recommandations, qui sont dans la droite ligne des politiques aujourd’hui en échec. Et force est de constater que ces experts sont reconnus comme ayant contribué à la pensée qui a nourri la PAC telle qu’elle est aujourd’hui.
Prenons quelques exemples : personne ne nie la baisse de l’emploi, mais pourquoi passer sous silence les gains considérables de productivité ? Pourquoi l’agriculture serait-elle le seul secteur d’activité qui ne valoriserait pas les gains de productivité obtenus ? Autre exemple : la performance commerciale s’érode, certes, mais le solde commercial se maintient en monnaie courante entre 8 et 12 milliards d’euros depuis l’an 2000. Pourquoi ne pas mentionner en parallèle que le solde commercial global de la France est passé de l’équilibre en 2000 à un déficit de 60 à 70 milliards d’euros, rendant le maintien de la contribution agro-alimentaire d’autant plus remarquable ?
Ensuite, la vision des soutiens publics européens exprimée dans le rapport nous surprend particulièrement. Après avoir fait le constat lucide de « la croissance des soutiens publics (couplés) à l’agriculture dans les pays émergents comme aux États-Unis », ce document érige l’Union européenne en « leader vertueux mais esseulé ». On peut certes avoir raison tout seul. Pour autant, persister dans l’erreur n’a-t-il pas toujours conduit à des catastrophes ?
On peut certes avoir raison tout seul. Pour autant, persister dans l’erreur n’a-t-il pas toujours conduit à des catastrophes ?
Enfin, à aucun moment le rapport ne resitue la crise que nous vivons dans son contexte global. En effet, l’agriculture française n’est pas la seule à souffrir du retournement de conjoncture qui touche l’ensemble des marchés de matières premières. Toutes les agricultures du monde sont concernées, et à vrai dire, en premier lieu, celles des pays qui ne disposent pas ou plus des protections nécessaires contre la volatilité excessive des marchés agricoles internationaux.
Bien entendu, je ne nie pas les difficultés et les réformes à mener au sein même de nos organisations. Pour autant, ce diagnostic biaisé ne peut que conduire à des recommandations en décalage avec la réalité des agriculteurs.
C’est ainsi que les recommandations proposées font de l’agriculture un domaine d’intervention public entièrement soumis à une approche qui privilégie des objectifs environnementaux au détriment des enjeux économiques et alimentaires, dans un monde où la croissance démographique détermine plus que jamais les rapports de pouvoir. Bref, ce rapport procède d’une stratégie assez connue : on noircit le tableau du malade, on discrédite toutes les autres médecines (surtout celles qui marchent ailleurs) pour administrer le poison fatal. Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage…
Pourquoi avoir écrit au Premier ministre, et non pas à Stéphane Le Foll ? Avez-vous le sentiment que le gouvernement est à votre écoute ?
Nous nous sommes adressés à Manuel Valls tout simplement parce que le Conseil d’analyse économique dépend du Premier ministre, et non du ministre de l’Agriculture. Le gouvernement écoute d’abord les experts accrédités dans les organisations telles que le CAE. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de dénoncer leur analyse.
À l’évidence, notre think-tank dérange. Depuis dix ans, nos analyses n’ont en effet jamais été démenties par la réalité.
Dès sa création en 2005-2006, Momagri a notamment dénoncé les dangers de la volatilité des prix agricoles et d’une libéralisation des échanges non régulée. À cette époque, l’expression « volatilité des prix » avait disparu des écrans radars. Et les responsables européens considéraient les accords de l’OMC comme acquis.
En 2008-2009, malgré l’actualité des émeutes de la faim, la pensée dominante européenne a continué à nier le fait que l’instabilité des marchés devait être prise en compte.
En 2013, alors qu’une majorité se réjouissait de la sauvegarde du budget PAC, Momagri écrivait que l’accord européen signait la fin d’une PAC capable de faire face à des crises agricoles.
Le monde évolue à grande vitesse. De nouvelles menaces apparaissent, l’échiquier des rapports de forces se transforme et l’agriculture redevient un sujet de sécurité nationale. Mais peu sont ceux qui osent admettre que la PAC actuelle est dépassée. Toutefois, ceci est en train d’évoluer. Même si en tant qu’agriculteur, je suis le premier à reconnaître qu’il nous sera difficile d’abandonner les paiements directs, car nous en sommes devenus dépendants. Une dépendance d’autant plus dangereuse que les agriculteurs sont pénalisés par ces paiements directs dans les négociations avec leurs fournisseurs, mais aussi dans leur image auprès du grand public.
Néanmoins, à y bien réfléchir, c’est finalement l’administration bruxelloise qui devra faire une véritable « révolution culturelle ». En effet, les discussions avec les services de la Commission butent toujours sur les mêmes remarques : « L’État fédéral américain dispose d’une administration homogène et cohérente sur l’ensemble de ses États, contrairement à l’Europe », ou : « À 28 États-membres, mettre en place un système de gestion de crise est impossible ! ». Ces propos révèlent à demi-mot l’échec du projet européen. En effet, il est plus facile de superviser des subventions bureaucratiques qui maintiennent les agriculteurs dans une situation de dépendance et de contrôle, que de gérer un système de distribution de subventions qui tienne compte de la situation des marchés. Les responsables politiques nous entendent, mais sont encore dans la pensée bruxelloise qui est de défendre coûte que coûte les choix opérés il y a plus de dix ans. Il y a un long travail de désintoxication à réaliser. Nous apportons notre pierre à l’édifice.
Quelles réformes propose le Momagri, que ce soit au niveau mondial, au niveau européen ou au niveau français ?
À aucun moment les auteurs du rapport du CAE ne s’intéressent à la volatilité des prix ni aux politiques des autres grands États producteurs, alors même que le marché européen est programmé pour intégrer de vastes ensembles de libre-échange, à commencer par le marché transatlantique avec les États-Unis.
Alors que l’on constate les méfaits de la non-convergence des politiques budgétaires et fiscales au sein de l’Union européenne, on s’achemine vers un nouveau grand marché, sans s’assurer que les agriculteurs de part et d’autre de l’Atlantique bénéficient de « règles du jeu » a priori compatibles.
Lorsque l’on suit de près les évolutions du Farm Bill, il est difficile de cautionner les propos aussi lapidaires que définitifs sur les aides contracycliques et les systèmes assurantiels, qui « ne [seraient] pas une solution » pour l’Europe.
Il n’est pas question de faire un copier-coller du Farm Bill américain, mais de tirer les enseignements d’une analyse comparative de la PAC avec les autres grandes politiques agricoles dans le monde.
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Au titre de ces enseignements, Momagri propose de redéployer une partie des aides du premier pilier vers des mécanismes de gestion de risques.
Toutes les grandes politiques agricoles du monde se préoccupent du niveau de vie de leurs agriculteurs. La raison en est simple : si un agriculteur ne vit plus de sa production, il quitte la terre – contrairement à ce que pense l’actuel Commissaire européen à l’agriculture, Phil Hogan, avec sa théorie de la résilience.
Sachant que les marchés agricoles sont de plus en plus instables, il est utile de prévoir des mécanismes qui permettent de garantir aux agriculteurs un prix de vente ou une marge minimum en cas d’effondrement des prix. Tous les grands pays producteurs agricoles ont défini des dispositions allant dans ce sens. Tous… sauf l’Union européenne ! En effet, près de 60 % du budget communautaire est consacré à des aides qui soit n’apportent aucune valeur ajoutée face à l’instabilité des marchés et à la volatilité des prix, soit constituent une rente souvent captée par l’amont et l’aval du producteur, soit mettraient les agriculteurs européens dans une situation de faiblesse si le TTIP était signé, étant donné « l’armada » du Farm Bill. Après avoir verdi une partie du budget PAC, ne serait-il pas légitime de redonner du sens économique à une autre partie ?
Cependant, avant toute chose, nous pensons qu’il essentiel de redonner à la PAC un cap stratégique qui lui permette d’assumer ses responsabilités vis-à-vis des marchés mondiaux. À titre d’exemple, la non-gestion des surplus de lait produits dans l’Union européenne par l’actuelle PAC est pénalisante pour le marché mondial. Alors que l’Union européenne est le premier producteur agricole au monde, la non-régulation de ses marchés se répercutera certes sur ses agriculteurs, mais elle contribuera également à amplifier les déséquilibres mondiaux. D’où notre réflexion sur une gouvernance agricole mondiale qui aurait pour principale mission de veiller sur les équilibres des marchés agricoles.
Selon vous, y a-t-il des secteurs ou des filières qui se portent bien ? Si oui, pourquoi ne les entend-on jamais, et quelles sont les raisons de leur réussite ?
On parle toujours plus des trains qui arrivent en retard, bien évidemment ! En France, il y a de véritables success stories agricoles dont on ne parle pas assez. Ces filières partagent le fait d’avoir réussi à construire un avenir commun entre les producteurs et leur aval afin de sortir d’une crise, parfois à la suite d’une prise de conscience collective. Ce sont des filières où les coopératives sont très présentes et où les agriculteurs se sont organisés, parfois via une démarche de différenciation qualitative, mais pas seulement, afin de s’autoréguler en s’appuyant ou en initiant des outils publics de régulation.
On parle toujours plus des trains qui arrivent en retard, bien évidemment ! En France, il y a de véritables success stories agricoles dont on ne parle pas assez.
Pour les produits laitiers, on peut citer l’exemple du comté et de sa filière organisée autour du CIGC, le Comité interprofessionnel du gruyère de Comté. Ces producteurs ont savamment construit une image de qualité autour de leur produit, tout en faisant émerger des règles collectives afin de s’assurer de la stabilité de leur filière dans un contexte de développement. Voyant arriver la fin des quotas laitiers, ils ont pris les devants pour faire évoluer la réglementation européenne dans le but de faire reconnaître leur système de régulation de la production lors de la négociation du « paquet lait » en 2012.
On peut également parler des vins, et en particulier du Champagne, dont la valorisation n’a pas toujours été au rendez-vous chez les producteurs. En trouvant un bon équilibre entre les intérêts des grandes maisons de Champagne et ceux des 10 000 producteurs, cette production est devenue la richesse de la région et l’un des principaux fers de lance de l’exportation. Tout y est décidé, intelligemment et collectivement, que ce soient les surfaces ou les volumes. Et les coopératives sont également présentes via des marques maintenant très reconnues, comme Nicolas Feuillatte.
Au-delà des stratégies de différenciation haut de gamme, des filières récemment en grande difficulté comme le secteur de la volaille connaissent désormais une situation beaucoup plus favorable. En opérant un repositionnement intelligent –qui a certes conduit à réduire la voilure en termes de production– et en s’adossant à des partenaires économiques solides (dont certains groupes coopératifs), cette filière a retrouvé une dynamique intéressante.
On pourrait également parler du secteur du sucre, où les producteurs ont eu l’intelligence collective de construire leur avenir en rachetant progressivement l’ensemble des outils de transformation. Aujourd’hui, l’ensemble de la production est contrôlé par seulement trois coopératives, ce qui leur donne le poids nécessaire pour anticiper la fin des quotas et continuer à construire de nouveaux débouchés. On pourrait multiplier les exemples…
Il faut bien avoir présent à l’esprit que les agriculteurs français se sont toujours battus contre le déterminisme et qu’ils ont eu la capacité de trouver des solutions par eux-mêmes, souvent collectivement. Tout n’est pas rose, mais l’agriculture française dispose d’atouts considérables sur de nombreux plans. Des atouts qu’elle a su, pour la plupart, élaborer au fil du temps.