De façon récurrente, les porte-parole de l’agriculture biologique affirment possible de nourrir l’humanité grâce à une agriculture 100% bio. Or, les quelques tentatives réalisées par certains États suggèrent le contraire.
Plusieurs études récentes ont tiré la sonnette d’alarme sur les possibles effets désastreux de la stratégie « De la ferme à la table » mise en avant par la Commission européenne, affichant l’ambition de convertir 25% des surfaces agricoles européennes en bio. Toutes s’accordent sur la certitude que, à terme, la production agricole européenne baissera nettement, baisse qui sera compensée par une hausse important des importations.
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Dans un thread en date du 1er septembre, l’eurodéputé écologiste Benoît Biteau, par ailleurs conseiller agricole de Yannick Jadot, a balayé d’un revers de main ces inquiétudes, en déclarant : « Pour les rassurer, je les invite à lire les travaux de J.Caplat sur la capacité de la bio pour nourrir le monde. » Et de montrer la couverture du livre de son ami, intitulé L’agriculture biologique pour nourrir l’humanité, publié il y a presque une décennie.
Secrétaire général de l’association Agir pour l’Environnement et, depuis avril 2021, président de l’Ifoam France (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique), le principal lobby du bio, Jacques Caplat a profité du tweet de Biteau pour préciser : « Ajoutons des études récentes, comme celle de Poux & Aubert (TYFA, qui sort bientôt en livre) et celle du CNRS (Billen & al., “Reshaping the European Agro-Food System and Closing its Nitrogen Cycle : The Potential of Combining Dietary Change, Agroecology, and Circularity”, 2021). » Or, ces études théoriques se trouvent infirmées par la réalité. En effet, parmi les 195 pays reconnus par l’Organisation des Nations unies, aucun n’a été en mesure de nourrir sa population en recourant uniquement à l’agriculture biologique, le cas le plus emblématique étant le Sri Lanka.
L’exemple dramatique du Sri Lanka
Déclaré en état d’urgence alimentaire le 31 août 2021, le Sri Lanka est aujourd’hui plongé dans la plus grave crise de son histoire, principalement en raison de la pandémie du coronavirus qui a considérablement impacté l’industrie du tourisme. Son président, le nationaliste cinghalais de droite Gotabaya Rajapaksa, a fait appel à l’armée pour gérer la crise en rationnant l’approvisionnement de diverses denrées essentielles.
L’ampleur de cette crise a encore été aggravée par la décision prise par le président, au début de l’année, d’adopter une agriculture 100% biologique. Dès la fin avril, le gouvernement a ordonné l’interdiction de l’importation de tous les engrais et produits phytosanitaires de synthèse. Fin juillet, lors du pré-sommet du Sommet des Nations unies sur les systèmes alimentaires, qui s’est tenu à Rome, le président sri lankais a précisé que « cette décision a tenu compte des préoccupations écologiques générales ainsi que de problèmes de santé publique clairs et actuels ».
« L’interdiction inattendue des pesticides de synthèse a plongé l’industrie du thé dans le désarroi le plus total», a ainsi commenté Herman Gunaratne, le «maître du thé de Ceylan »
Confiant, il a indiqué que cette politique « permettra à long terme une transition nationale indispensable vers un système d’agriculture biologique plus sain et plus écologique ». Et de conclure qu’il « espère que l’exemple du Sri Lanka contribuera à inciter d’autres pays à prendre les mesures audacieuses nécessaires pour transformer durablement le système alimentaire mondial, afin de garantir la sécurité alimentaire et la nutrition à nos générations futures ». Mais ce vœu pieux s’est fracassé contre le mur de la réalité, entraînant des conséquences dramatiques pour la population de ce pays.
« L’interdiction inattendue aplongé l’industrie du thé dans le désarroi le plus total », a ainsi commenté Herman Gunaratne, le « maître du thé de Ceylan », qui craint que la marche forcée vers l’agriculture biologique ne conduise à une crise alimentaire encore plus grave que la crise actuelle. Selon des propos rapportés par l’AFP, il estime « effroyables » les conséquences de cette politique pour son pays. « Si nous passons au tout biologique, nous perdrons 50 % de la récolte, [mais] les prix, eux, n’augmenteront pas de 50 % », a-t-il tenu à préciser.
Or, les exportations de thé rapportent au pays plus de 1,25 milliard de dollars par an. Selon l’Association des propriétaires d’usines de thé, « avec l’effondrement du thé, les emplois de trois millions de personnes seront en péril ». L’AFP ajoute que « la production de riz, l’aliment de base du pays, de cannelle et de poivre risque également de pâtir de cette révolution biologique ».
Face à cette réalité, le président Gotabaya Rajapaksa s’est résolu à faire marche arrière en ouvrant les importations aux produits qu’il avait interdits au début de l’année. « Compte tenu du fait qu’il y a eu une baisse dans la qualité du thé produit dans les usines, le gouvernement a pris la décision d’importer du sulfate d’ammoniac », a ainsi déclaré le ministre de l’Agriculture Ramesh Pathirana lors d’une conférence de presse tenue à Colombo le 19 octobre. La semaine précédant la décision, le gouvernement avait enfreint sa propre interdiction en important de Lituanie 30.000 tonnes de chlorure de potassium, tout en le qualifiant « d’engrais bio ». « Nous ne sommes pas un gouvernement têtu. Nous sommes sensibles aux besoins des gens », a déclaré le porte-parole du gouvernement Dullas Alahapperuma lors de la conférence de presse.
L’échec du Bhoutan
Si cette « révolution biologique » s’est faite indéniablement au mauvais moment et de façon trop radicale au Sri Lanka, l’exemple du Bhoutan révèle cependant que, même dans des circonstances favorables, l’objectif du 100% bio n’est pas réalisable.
Longtemps fermé aux étrangers, le Bhoutan est devenu à date récente le haut lieu du tourisme pour bobos, grâce à la stratégie élaborée par son roi, qui a été formé, à l’instar de l’élite du pays, à Oxford. L’idée directrice était de construire un secteur touristique privilégiant « durabilité et qualité », selon les concepts des travaux menés par les universités anglo-saxonnes et américaines. « Afin d’attirer une clientèle haut de gamme, la monarchie parlementaire développe un habile plan de communication inspiré des tantras bouddhistes mettant en avant des concepts nouveaux tels que celui de “bonheur national brut”, susceptible de “créer une effervescence médiatique” et d’aiguiser la curiosité occidentale », indiquait un article publié en 2015 dans Téoros, une revue spécialisée dans le tourisme.
Grâce à sa stratégie de communication, le Bhoutan a réussi à attirer les voyageurs bobos en appliquant le principe de « Low Volume, High Value Tourism », qui revendique un tourisme de haute qualité avec un faible impact négatif sur le pays. Des éléments de langage qu’on a retrouvés intégralement dans le documentaire intitulé Bhoutan : à la recherche du bonheur, réalisé en 2014 par la journaliste militante Marie-Monique Robin, mais aussi dans la communication de certaines ONG, comme le WWF. Avec, à la clé, des résultats considérables, puisque le nombre de touristes, qui s’élevait à moins de 30 000 en 2008-2009, est passé à plus de 315 000 en 2019.
Dans le cadre de sa stratégie de communication, le pays a lancé, dès 2003, la promotion de l’agriculture biologique. Neuf ans plus tard, lors de la Conférence des Nations unies sur le développement durable qui s’est tenue à Rio en 2012, le chef du gouvernement a déclaré que le Bhoutan serait le « premier pays au monde à vivre d’une agriculture 100 % biologique ». Ce petit royaume himalayen, qui compte moins d’habitants que la ville de Marseille, constituait, selon les partisans du bio, le laboratoire idéal pour atteindre cet objectif.
À l’époque, André Leu, président de l’Ifoam et conseiller auprès du gouvernement bhoutanais, estimait que « ce ne sera pas très difficile, étant donné que la majorité des terres agricoles sont déjà biologiques par défaut ».
Comme l’a reconnu le ministère de l’Agriculture du Bhoutan, atteindre l’autosuffisance alimentaire nationale tout en maintenant les systèmes agricoles largement biologiques, s’est révélé impossible
Deux ans plus tard, en 2014, lors de la conférence mondiale de l’Ifoam qui a eu lieu au Bhoutan, le ministre de l’Agriculture du pays a annoncé que l’objectif du 100 % biologique serait réalisé en 2020. L’échéance atteinte, le gouvernement bhoutanais n’a pu que constater son échec et a repoussé l’objectif à 2035. En effet, comme l’a reconnu le ministère de l’Agriculture du Bhoutan, atteindre l’autosuffisance alimentaire nationale tout en maintenant les systèmes agricoles largement biologiques, s’est révélé impossible, le pays important 45 à 50% de ses besoins nationaux en riz d’Inde et d’autres pays.
Une étude réalisée en 2017 par un groupe de chercheurs allemands, intitulée « Is Bhutan destined for 100 % organic ? Assessing the economy-wide effects of a large-scale conversion policy », a par ailleurs révélé que les rendements des cultures biologiques du Bhoutan étaient en moyenne inférieurs de 24 % aux rendements conventionnels : « Sur la base de nos données, la conversion de l’agriculture conventionnelle du Bhoutan à l’actuel système d’agriculture biologique par défaut semble insuffisante pour tenir la promesse d’une agriculture biologique à 100 % comme système d’agriculture durable. »
Avec plus de sévérité encore, les chercheurs ajoutent : « Nous avons pu montrer que des rendements inférieurs et des besoins en main-d’œuvre plus élevés dans l’agriculture biologique pour remplacer l’utilisation antérieure de pesticides et d’engrais dans l’agriculture conventionnelle ont entraîné une forte contraction de la production agricole, des pertes substantielles de bien-être et des implications négatives pour la sécurité alimentaire. » Enfin, cette même étude souligne que l’utilisation de pesticides a augmenté au Bhoutan avec un taux de croissance annuel moyen de 11,8%.
Quid du Sikkim, premier État entièrement bio ?
Dernier exemple : le Sikkim, petit État de l’Inde frontalier du Bhoutan, comptant 600000 habitants, qui a décidé, en 2003, de convertir l’intégralité de ses terres cultivables à l’agriculture biologique. Cet objectif allait de pair avec le développement de l’écotourisme, comme l’indiquait son gouvernement : « Les visiteurs peuvent profiter de la beauté naturelle du Sikkim, mais aussi bénéficier de bienfaits pour leur santé en consommant des produits biologiques. »
Dix ans plus tard, l’intégralité du territoire a en effet été certifiée bio, et le nombre de touristes a augmenté de plus de 50% entre 2014 et 2017.
Les autorités sont même allées plus loin, puisque l’utilisation de pesticides chimiques est interdite par la loi depuis 2016 et passible d’une peine pouvant aller jusqu’à trois mois d’emprisonnement. L’État du Sikkim a été récompensé en octobre 2018 par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), remportant la médaille d’Or du Future Policy Award. « Le Sikkim donne un excellent exemple. De la manière dont d’autres États indiens ou des pays du monde entier peuvent réussir avec succès leur transition vers l’agroécologie », avait alors réagi Marie Helena Semedo, directrice générale adjointe de la FAO.
« Avec succès » ? Pas vraiment ! Car, s’il est vrai que le Sikkim a certifié l’ensemble de ses terres agricoles en bio, cette production ne permet nullement de subvenir aux besoins alimentaires de sa population. L’État est donc contraint d’avoir recours massivement aux importations, comme l’a révélé une dépêche de février 2021 émanant de l’agence de presse indienne Press Trust of India : « La production d’aliments biologiques n’est pas économiquement viable à l’heure actuelle dans l’État et même les consommateurs de la classe moyenne ne peuvent pas se les offir », a déclaré Indra Hang Subba, membre de la Lok Sabha, la chambre basse du parlement de l’Inde. Ce dernier a précisé que « l’État fera converger sa politique avec la recherche en agriculture biologique, qui peut aider à stimuler la production pour rendre l’économie villageoise durable ici ».
Ce qui est encore très loin d’être le cas aujourd’hui, puisque le Sikkim est très dépendant des marchés des États voisins, comme le Bengale occidental, pour l’approvisionnement en céréales, légumes, légumineuses, produits volaillers et fruits. « Nous n’avons pas été en mesure de produire suffisamment pour soutenir l’économie d’un village », admet ainsi Indra Hang Subba en reconnaissant que, étant donné que le volume de production est faible, les prix sont plus élevés.
Par conséquent, la plupart des habitants de l’État se trouvent dans l’obligation d’acheter des produits non biologiques importés des États voisins. C’est notamment le cas du riz, qui constitue pourtant l’aliment de base de l’alimentation sikkimaise. Selon une étude de 2017, la consommation moyenne de riz par habitant y est d’environ 135 kg. Avec une population estimée à quelque 650 000 habitants, les besoins s’élèvent donc à 87 750 tonnes de riz par an. Or, la production annuelle de riz au Sikkim a été pour 2017-2018 d’à peine… 17 640 tonnes !