Le député Renaissance de la Gironde Pascal Lavergne dresse en exclusivité pour A&E un bilan à la tonalité lucide et quelque peu amère de la situation difficile que traverse en ce moment l’agriculture française
En septembre dernier, les sénateurs Duplomb, Louault et Mérillou ont présenté un rapport d’information qui expose le décrochement de la compétitivité de la ferme France. Quelle est votre analyse de notre compétitivité agricole ?
Il y a certains signes qui ne trompent pas. Je suis l’élu d’une circonscription rurale. En trente-cinq ans, en tant que conseiller agricole, puis maire de Monségur, en Gironde, et éleveur, j’ai vu évoluer l’agriculture de mon secteur, au demeurant plutôt dynamique, grâce à la mise en place de pratiques de plus en plus respectueuses de l’environnement et du bien-être animal. J’ai ainsi constaté beaucoup de mutations agricoles dans cette belle vallée du Dropt, un affluent de la Garonne, aux terres alluviales extrêmement profondes et très riches, où coule une rivière, alimentée en été par des lacs d’une capacité de stockage de 14 millions de m3 d’eau, qui permet de maintenir tout au long de l’année un débit tout à fait correct au service des collectivités territoriales – avec quatre communes importantes – et de l’agriculture. L’irrigation y a donc été développée afin de construire une agriculture de qualité, grâce aux excellentes performances du maïs, qui obtient des rendements de 150 à 160 q/ha, des productions de pruneaux d’Agen qui bénéficient d’une IGP, ou encore de la noisette, comme du soja et d’autres cultures à haut potentiel de revenus.
Mais cette vallée florissante, jadis habitée par des exploitations en polyculture avec une prédominance d’élevages laitiers, connaît aussi des difficultés. En effet, les exploitations laitières ont progressivement été abandonnées au profit de la vigne, devenue l’activité agricole principale. Ainsi, tout le savoir-faire de l’élevage, qui avait été accumulé pendant une cinquantaine d’années, est désormais perdu. Et les quelques exploitations agricoles laitières restantes risquent de disparaître faute de trouver des repreneurs, en raison de la pénibilité du travail et de la faible rémunération qui revient à l’éleveur.
Ce même phénomène de désengagement se constate malheureusement à l’échelle nationale. Depuis 2016, le cheptel bovin français a diminué de plus de 800000 têtes, soit une réduction de presque 10 %. Il reste à peine 17 millions de vaches dans l’Hexagone, alors qu’il y en avait plus de 20 millions en 1995. Et d’autres secteurs agricoles suivent déjà la même tendance, telle la filière avicole, puisque plus de 58 % du poulet consommé en France est aujourd’hui importé, alors qu’avec 600 millions d’euros d’investissement, nous pourrions retrouver la capacité d’être autosuffisant en poulet.
Pour les filières céréales, le risque existe également, car, là non plus, on ne facilite pas le travail des producteurs. Pourtant, la crise stratégique que nous traversons depuis la guerre en Ukraine montre clairement l’importance de garantir notre souveraineté alimentaire. Je partage donc les principales préoccupations mises en lumière par le rapport de Laurent Duplomb et de ses collègues.
Quelles sont, selon vous, les principales causes de ce déclin ?
Je constate que, depuis quelques années, nous avons démontré nos capacités certaines d’autosabotage ! Je pense notamment à cette accumulation de contraintes environnementales que ne connaissent pas nos voisins, et qui en fin de compte pénalise la rentabilité des exploitations agricoles, toutes filières confondues. Pour les céréales, on interdit ainsi de plus en plus de molécules – comme cela s’est passé avec les néonicotinoïdes pour la betterave, où la France se retrouve le seul pays à ne pas pouvoir proposer à ses producteurs de solutions –, tandis que l’accès à l’eau devient un réel problème faute de pouvoir généraliser ce que nous avons réalisé dans notre vallée, avec la mise en place de plusieurs bassins d’eau. Dans ces conditions, produire des céréales, mais aussi des fruits et des légumes, devient de plus en plus compliqué, et de moins en moins rentable.
Pour les filières animales, nous nous sommes également mis des boulets aux pieds, toujours en raison de normes qui n’existent que chez nous conduisant à interdire, par exemple, certaines installations dans la volaille comme dans la filière porcine. Mais la pénibilité du travail d’éleveur, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, est aussi un facteur à prendre en considération. Une modernisation du mode de travail s’impose de façon évidente dans ce secteur.
À toutes ces difficultés techniques s’ajoutent deux éléments essentiels, qui ont participé à ce déclin : d’abord, le dénigrement systématique dont fait l’objet une partie de l’agriculture, dans le collimateur d’une certaine mouvance politique, qui aboutit à décourager les agriculteurs, lesquels vivent très mal cette forme d’agression verbale, lorsqu’elle n’est pas carrément physique. Ensuite, le fait que la rémunération n’est pas à la hauteur des efforts fournis par la profession. Tout cela conduit à un manque critique de renouvellement des générations, alors que plus de la moitié des exploitants agricoles va partir à la retraite dans les dix prochaines années.
Que proposez-vous donc ?
Une partie de la solution concernant la rémunération des agriculteurs passe par une meilleure répartition entre producteurs, transformateurs et distributeurs de la valeur ajoutée des denrées alimentaires. C’est l’objectif de la loi Egalim 2 et du projet de loi porté par le député Frédéric Descrozaille. Je me demande si le fait de rémunérer les producteurs 50 euros de plus la tonne de lait aurait vraiment un impact sur le consommateur… Pourtant, c’est ce qui peut faire la différence pour un producteur entre la possibilité de continuer et l’obligation d’arrêter.
Ensuite, il y a la question du vrai prix de nos denrées alimentaires. Je comprends les inquiétudes des consommateurs concernant l’inflation, mais savent-ils que le coût de l’alimentation n’a cessé de baisser depuis quarante ans, alors que les denrées alimentaires n’ont jamais été aussi sécurisées, avec, notamment, la mise en place d’une exceptionnelle traçabilité des produits et des normes de production d’un niveau particulièrement élevé ? On a trop fait croire aux gens que l’alimentation était accessoire et qu’on pouvait manger pour pas cher. Dès lors que la société attend de l’acte de production qu’il soit compatible avec des normes environnementales très exigeantes, ce n’est plus possible. Il est donc nécessaire de rémunérer d’une part le produit, et d’autre part ce qui l’accompagne dans l’acte de production, à savoir l’entretien de l’espace, de l’environnement et de la biodiversité. D’où la nécessité d’obtenir à la fois des aides à la production au travers de mesures législatives, et une meilleure rémunération par le biais du consommateur, qui doit également participer au coût de l’entretien de l’espace, du respect de l’environnement et de la sécurité alimentaire. En parallèle, il faut aussi qu’on arrête d’imposer des normes de production qui ne sont pas en vigueur dans les autres pays agricoles, et qu’on cesse d’importer des denrées alimentaires qui ne respectent pas nos normes. Ce n’est plus tenable!
La viticulture, en Gironde particulièrement, traverse une crise importante. Quelle est votre analyse de cette crise et quelles pistes proposez-vous pour en sortir ?
Si la viticulture est en grande difficulté dans le bassin bordelais, ce n’est pas le cas partout ailleurs. Du moins, pas pour le moment. Et surtout, les causes sont multiples.
D’abord, il y a des raisons conjoncturelles : les taxes Trump, qui ont entraîné un coup d’arrêt aux exportations vers les États-Unis, puis la crise Covid, qui a tout naturellement privé la filière de nombreux marchés nationaux dans la restauration, l’hôtellerie et les cafés, mais aussi à l’international, notamment en Asie, le bordeaux ayant beaucoup misé sur le marché chinois. Ensuite, il y a des raisons structurelles, comme le phénomène clairement observé de la déconsommation de vins rouges, qui font beaucoup moins recette chez les jeunes. Les chiffres sont sans appel : en volume, on boit 4 fois moins de vin (soit environ 45 litres par an) qu’en 1960, et 2 fois moins qu’en 1990. Pendant longtemps, la filière des vins de Bordeaux a cru pouvoir s’appuyer sur sa renommée, sur ce beau nom qui a porté cette appellation pendant les dernières décennies. Or, tel n’est plus le cas, car d’autres acteurs ont mieux réussi à adapter leurs vins à l’évolution organoleptique du consommateur, qui recherche un vin plus différencié, moins alcoolisé, plus sucré ou plus acide. Pourtant, à Bordeaux, on continue à proposer les mêmes types de vin qu’il y a quarante ans, principalement en raison du système très normatif des AOC (pour le choix des cépages, de la vinification, etc).
Ainsi, en n’étant plus en phase avec les attentes des consommateurs, les viticulteurs du Bordelais ont perdu une partie de leur clientèle, qui a aujourd’hui accès à une offre viticole bien plus large. Dans certaines autres régions, comme le Sud-Est, la profession a fait le choix de se libérer des AOC pour proposer un produit de consommation courante mieux adapté, avec, par exemple, des arômes spécifiques mais toujours de bonne qualité. Si d’autres régions ont su préserver leur marché, c’est en raison d’un volume de production beaucoup moins important, telle la Bourgogne, qui est certes restée sur ses produits traditionnels, mais dont les exportations sont demeurées stables. C’est aussi le cas de la région de Cognac, qui avait pourtant connu vingt années de crise permanente, ou encore de la Champagne. Les viticulteurs de ces deux régions ont pu collectivement profiter de l’existence de grands groupes dans le luxe, très à l’aise dans le maniement des outils du marketing. Ce qui n’est pas le cas à Bordeaux, hormis pour quelques châteaux de renommée internationale, tels Saint-Émilion ou Pomerol, la majorité du reste de la production passant par le négoce et la grande distribution.
Voici, selon moi, les principales raisons de cette crise spécifique que connaît le Bordelais, incapable d’écouler toute sa production, et qui impacte l’ensemble du marché du vin au regard de l’importance de cette production. Aujourd’hui, on est en capacité de produire 5 millions d’hectolitres, et bien qu’on en ait produit moins cette année en raison des accidents climatiques, environ 3,8 millions d’hectolitres, toute la production n’a pas été écoulée. Il n’y a donc aucune autre alternative que de sacrifier une partie de l’appareil de production, afin de le ramener à 3 millions d’hL. Il faudra bien passer par l’arrachage de vignes, même si c’est très difficile à entendre pour la profession, car une grande partie de la production des vins AOC est entre les mains de coopératives qui ont collectivement beaucoup investi. Avec la suppression d’un tiers de la superficie du vignoble, le coût global lié aux outils va se répercuter sur la production des surfaces restantes. D’où les réticences à procéder aux arrachages, même lorsque des primes considérables – jusqu’à 15000 euros l’hectare – ont été proposées, dans les années 2008-2010. Car ce déclin a commencé dès les années 2000, et aujourd’hui, avec la déconsommation structurelle et générationnelle du vin rouge, le marché est plus que jamais saturé.
Beaucoup de viticulteurs se sont engagés dans une démarche de montée en gamme, comme l’AB ou le label HVE. Qu’en pensez-vous ?
Pour retrouver la confiance des consommateurs, certains viticulteurs qui ne souhaitaient pas se convertir au bio ont, en effet, adopté le dispositif HVE, qui impose un cahier des charges contraignant, notamment sur les intrants. Lequel a été récemment renforcé par des mesures considérées par la profession comme tellement rédhibitoires que de nombreux viticulteurs ont déjà fait savoir qu’ils renonçaient. Cette démarche, plutôt perçue comme une sorte de « passeport pour vendre », a été imposée par les acteurs de la grande distribution, dans le but de prouver qu’ils étaient vertueux. Dans les faits, on a donc rajouté des contraintes et des normes sans pour autant mieux valoriser la production. Tout cela a ses limites et pose la question de savoir si les viticulteurs, qui n’ont pas été associés à l’élaboration de ces nouvelles contraintes, peuvent encore suivre.
De même, la production de vin en AB, qui a connu une belle croissance, est, elle aussi, aujourd’hui impactée par une double crise, qui touche à la fois le secteur du bio et celui du vin.
De nombreux viticulteurs bio de ma région m’ont ainsi fait part de leur inquiétude et de leur difficulté à vendre leurs produits.
Je reste persuadé qu’on est allé trop vite, sans avoir mesuré la solidité du marché. À partir du moment où la viticulture bio est sortie de son marché de niche en s’appuyant sur la grande distribution, elle a de facto perdu sa rentabilité, car c’est la grande distribution qui détermine le prix, et c’est elle également qui capte la valeur ajoutée… Avec la crise du bio, on enregistre un désintérêt croissant de la part de la grande distribution, qui vaut aussi pour le vin bio.
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De manière plus générale, on voit les limites de la stratégie de la montée en gamme. Lorsque la croissance économique est au rendez- vous, cela fonctionne, mais dès que la population ressent une incertitude économique, ce sont justement ces produits, considérés plutôt de luxe, qui en pâtissent les premiers. Et le phénomène se vérifie même chez les consommateurs qui ne sont pas dans le besoin.