Une très sérieuse étude rendue publique en juillet suggère que les résidus de glyphosate présents dans les eaux usées pourraient provenir d’une réaction chimique inattendue de certains détergents. Une hypothèse hautement audacieuse
Inutile de consulter le site du Monde, car le quotidien du soir a fait l’impasse sur cette étude concernant le glyphosate parue dans le revue Water Research, pourtant disponible depuis le 23 juillet.
Et l’on comprend aisément pourquoi : il y est en effet suggéré que l’agriculture ne serait pas la source principale de la contamination des rivières européennes par le glyphosate et l’Ampa, son principal métabolite. L’étude en question révèle, en revanche, le rôle prédominant de l’usage domestique des lessives, détergents et autres produits de nettoyage ainsi que de certains traitements des eaux industrielles.
Des incohérences troublantes
« Pour comprendre la persistance de la molécule dans les eaux de surface et dans les sols, le professeur Carolin Huhn, de l’Institut de chimie physique et théorique, et ses collègues du Centre géo-environnemental ont analysé dans le détail les données des autorités américaines et européennes chargées de la protection de l’eau, provenant d’une centaine de sites, relevées plusieurs fois par an depuis au minimum dix ans », écrit dans Le Point Géraldine Woessner, l’une des rares journalistes à mentionner l’existence de cette étude.
Or, ces données font apparaître des incohérences particulièrement troublantes, comme l’indiquent les auteurs de l’étude. En effet, si, aux États-Unis, le lien entre activités agricoles et présence de glyphosate dans les eaux s’explique par des pics de concentration de glyphosate et d’Ampa correspondant soit aux périodes d’épandage de l’herbicide par les agriculteurs, soit au traitement des espaces publics quand le bassin versant est entièrement urbain, ce n’est pas le cas en Europe, où les concentrations de glyphosate sont beaucoup plus élevées en été, alors que l’herbicide est appliqué au début du printemps ou à l’automne.
De même, en hiver, période agricole sans application de l’herbicide, on observe des taux plus élevés de présence du glyphosate dans les rivières. De surcroît, en France notamment, le glyphosate et l’Ampa sont davantage détectés dans les stations d’épuration raccordées à des réseaux d’égouts séparés recevant principalement des eaux usées domestiques, par temps sec, que dans les zones agricoles.
Autre interrogation : comment expliquer que les taux de concentration du glyphosate et de l’Ampa dans les eaux soient approximativement du même ordre aux États-Unis et en Europe, alors que l’utilisation de l’herbicide est considérablement plus élevée outre-Atlantique (en moyenne 1 kg par hectare, contre 0,2 kg en Europe) ? Enfin, comment expliquer que les données européennes révèlent une relation à peu près inverse entre les concentrations du glyphosate et de l’Ampa par rapport à celles d’autres herbicides tels que le métolachlore ou le méta-sachlore ?
Une seule réponse éclaire tout : le rôle des eaux usées municipales. « Les chercheurs n’ont pas ciblé les eaux usées par hasard », relève Vincent Lucchese, journaliste pour le site Reporterre, qui rappelle qu’« on sait depuis déjà de nombreuses années que celles-ci rejettent massivement de l’Ampa ».
La présence de glyphosate dans les eaux usées pourrait provenir également des détergents de lessives qui se transformeraient… en glyphosate, présume Carolin Huhn !
En effet, l’Ampa est également un sous-produit des aminopolyphosphonates, une molécule largement utilisée en Europe dans les lessives et les détergents comme antitartre, mais qui n’est pas présente dans les marques de lessive américaines les plus populaires, comme en témoignent les chiffres des ventes d’aminopolyphosphonates nettement inférieurs aux États-Unis en comparaison à l’Europe.
Une hypothèse audacieuse
Que l’on retrouve de l’Ampa dans les rivières en provenance des eaux usées n’est donc pas vraiment surprenant. Le mérite des travaux de Carolin Huhn est cependant d’avoir non seulement mis en évidence des différences considérables entre les relevés américains et européens, mais aussi de s’interroger sur les sources de la présence de glyphosate dans les eaux. Ce qui l’amène à formuler une hypothèse audacieuse : « Tous les résultats étranges de notre méta-analyse s’expliquent si l’on considère que le glyphosate se forme à partir d’aminopolyphosphonate », note-t-elle ainsi, concluant que la présence de glyphosate dans les eaux usées pourrait provenir également des détergents de lessives qui se transformeraient… en glyphosate !
Certes, une étude publiée en 1998 (Klinger et al.), avait déjà démontré de façon expérimentale comment l’aminopolyphosphonate pouvait produire du glyphosate lors de l’ozonation d’un sel de phosphonate. Cependant, cette piste n’a jamais été approfondie depuis. Or, la présence d’aminopolyphosphonate dans les eaux usées étant clairement établie, notamment par la formation d’ Ampa, la professeure Huhn suppose « que le glyphosate provient également de ces produits chimiques ».
Depuis 2022, son équipe conduit un travail intense de laboratoire précisément sur la transformation des phosphonates. « Nous sommes en ce moment même en train de finaliser des travaux pour publication, sur la formation de glyphosate à partir de DTPMP [un type de phosphonate], qui corroborent nos découvertes, dans nos expériences de laboratoire mais aussi dans les eaux usées », a-t-elle confié à Reporterre.
S’ils se confirment, les résultats de ses travaux auront sans aucun doute des implications considérables. Notamment parce qu’ils démontrent les limites d’une politique de réduction de la pollution au glyphosate des rivières en Europe en diminuant seulement l’usage des herbicides. « Le sujet devrait passionner les défenseurs de l’environnement, qui ont fait de la lutte contre le glyphosate leur priorité », raille Géraldine Woessner, se demandant si « la lessive deviendra la prochaine priorité des écologistes ». Silence radio, pour l’instant…