AccueilDécryptageCarey Gillam et Stéphane Foucart : la tentation conspirationniste

Carey Gillam et Stéphane Foucart : la tentation conspirationniste

À partir de la fin septembre, le quotidien Le Monde a publié une série de trois articles sur l’agence de communication américaine v-Fluence, suggérant que l’administration Trump l’aurait utilisée pour tenter « de torpiller le pacte vert européen », en coordination avec de grandes firmes comme Bayer et Syngenta

Selon les auteurs d’une série de trois articles publiés dans Le Monde, l’enquête qu’ils ont menée sur l’agence de communication américaine v-Fluence livrerait « un aperçu rare des coulisses d’une guerre d’influence » et rien de moins qu’une « plongée dans la boîte noire de la propagande mondiale en faveur des pesticides », avec pour cibles les « pays qui souhaitent renforcer leurs réglementations environnementales ». « Sous le mandat de Donald Trump, l’administration américaine a fait appel à de telles entreprises [v-Fluence], pour torpiller la stratégie “Farm to Fork” – destinée à “verdir” l’agriculture du Vieux Continent », écrivent-ils, accusant l’administration américaine de vouloir « défendre coûte que coûte les pesticides et les organismes génétiquement modifiés, entraver toute réglementation stricte de leurs usages, dénigrer l’agriculture biologique et défaire les ambitions agroécologiques de l’Europe ». Bref, d’être la complice de l’agrochimie.

Un postulat plutôt curieux, puisque l’affaiblissement de l’agriculture européenne, conséquence évidente du fameux Green Deal, n’est pas vraiment de nature à inquiéter les responsables du secteur agricole américain, et que le marché des pesticides est aujourd’hui principalement dominé par des entreprises… européennes et chinoises !

Certes, les premières analyses sérieuses sur la décroissance induite par le pacte vert ont été dirigées par le ministère de l’Agriculture américain, lequel, il est vrai, se livre à une veille minutieuse de la politique agricole de ses concurrents. Mais quelle crédibilité y a-t-il à penser que l’administration Trump se serait servie d’une toute petite structure pour « torpiller le pacte vert européen » ?

D’autant que l’enquête coréalisée par Stéphane Foucart, le journaliste du Monde en charge du volet français des actions de v-Fluence, qui a principalement consisté à adresser des courriels à une multitude de personnes, n’a rien révélé du tout. Si ce n’est une banale liste de personnes impliquées dans le débat agricole français, toutes destinataires d’une revue de presse mondiale publiée par v-Fluence. Ce qui infirmerait plutôt l’idée d’une quelconque portée, en tout cas en France, des activités de v-Fluence.

L’ombre de Carey Gillam

En réalité, Stéphane Foucart n’a fait que s’associer à une opération médiatique internationale principalement orchestrée – bien que son nom ne soit jamais mentionné dans aucun des trois articles du Monde – par l’Américaine Carey Gillam, une ancienne journaliste de Reuters, contrainte de quitter la célèbre agence de presse à la fin 2015 en raison de la partialité présumée de ses reportages dans le domaine agricole.

Et ce n’est pas une première, puisque le journaliste décroissant français avait déjà collaboré avec Carey Gillam pour révéler, dans une série de quatre articles publiée dans Le Monde en 2017, les fameux « Monsanto Papers », ces documents censés démontrer comment la firme de Saint-Louis avait utilisé des méthodes certes peu orthodoxes face aux attaques que subissait le glyphosate.

Depuis 2016, le parcours de Gillam s’apparente à celui d’une militante écologiste. Elle a d’abord été engagée par US Right to Know, une association antipesticides et anti-OGM dont le budget, entre 2016 et 2021, a été assuré pour plus de la moitié par deux membres de la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique (Ifoam), principal lobby du biobusiness. Avec la tâche de travailler en étroite collaboration avec les cabinets d’avocats américains dans les procès contre le Roundup.

En 2022, elle est devenue rédactrice en chef du web média The New Lede, une initiative journalistique émanant directement de l’Environmental Working Group, une ONG écologiste initiatrice de la fabrique de la peur alimentaire aux États-Unis. En France, elle a rejoint le conseil d’administration de Justice Pesticides, une association qui prône l’arrêt des pesticides, créée par l’avocate Corinne Lepage.

Pourtant, Carey Gillam se présente toujours comme une journaliste « indépendante »: « Je n’ai pas de position. […] Il ne s’agit pas de se battre. Être un bon journaliste, c’est suivre les faits. » Rejetant toute forme de manichéisme, elle affirme que la réalité, « c’est très rarement noir ou blanc », estimant « qu’il y a souvent beaucoup de gris. » Ce qui ne l’a pas empêchée de soutenir publiquement le sulfureux politicien conspirationniste Robert Kennedy Jr., qu’elle a croisé lorsqu’il prêtait main forte aux cabinets d’avocats dans le cadre du litige sur le Roundup.

Fan du conspirationniste Robert Kennedy Jr.

Robert Kennedy Jr. est égratigné par Le Monde, qui le présente comme un « ancien militant écologiste et avocat connu [qui] a acquis une certaine notoriété sur les réseaux sociaux pour son activisme antivaccination ». Et le quotidien du soir d’ajouter que ce positionnement « lui vaut le soutien d’une partie de la communauté conspirationniste Qanon », ce groupe d’extrême droite très favorable à Donald Trump.

Tandis que France Inter constate que, depuis des années, « RFK Jr. » est un « adepte de théories du complot délirantes », France 24 rappelle certains propos à la limite de l’antisémitisme tenus par le neveu du président assassiné. Il a ainsi déclaré lors d’un dîner avec la presse que le Covid-19 était « destiné à attaquer les Caucasiens et les Noirs », non sans préciser que « les personnes les plus immunisées sont les Juifs ashkénazes et les Chinois ».

En dépit de ce profil pour le moins inquiétant, Carey Gillam a soutenu avec ferveur la candidature de RFK Jr. à la présidence des États-Unis. Sur sa page personnelle de Facebook, elle a ainsi multiplié les posts de soutien à RFK Jr., comme en novembre 2023, où elle donne ce « conseil de pro » : « Ne vous fiez pas aux médias mainstream, écoutez plutôt ses paroles, ses podcasts, ses discours, ses vidéos sur YouTube, etc. » N’hésitant pas à le couvrir d’éloges, elle le présente comme « une personne brillante ». « Le temps que j’ai passé à lui parler en tête-à-tête m’a permis de constater à quel point il a été mal dépeint et injustement calomnié, et je pense que c’est précisément parce qu’il représente une réelle menace pour les personnes qui ne veulent pas renoncer au pouvoir », assure-t-elle, martelant que RFK Jr. « est la personne dont nous avons besoin aujourd’hui ». De même, en mars 2024, elle fustigeait « l’establishment [qui] fait tout pour le salir et le discréditer, et discréditer sa candidature ».

Une même vision du monde

Cet enthousiasme n’a en réalité rien de très surprenant, puisque Carey Gillam partage avec RFK Jr. une même vision conspirationniste du monde, où les ennemis sont incarnés par « l’establishment », les médias mainstream et le Big Business.

Ainsi a-t-elle diffusé une vidéo du candidat, qu’elle affirme approuver « à 1000 % », où RFK Jr. explique que « les problèmes les plus graves de notre pays proviennent d’une seule et même source : l’élite politique bien installée des grandes entreprises. Les agences gouvernementales, le Congrès, l’industrie de la défense, Wall Street, les médias, Big Tech, Big Pharma, Big Agriculture et presque l’ensemble de Big Tout ont une emprise mortelle sur notre démocratie ».

Ce discours d’une « élite politique corrompue » au service de quelques privilégiés interpelle, car il diffère peu de celui utilisé historiquement pour dénoncer l’emprise d’un autre complot, à savoir le complot juif international. On y retrouve les mêmes thèmes dans une rhétorique similaire comme en témoignent les écrits du journaliste antisémite et collaborationniste français Henry Coston qui, dans les années 1950, publiait des ouvrages censés démontrer l’existence de cette conspiration mondiale. Ses livres aux titres évocateurs, tels L’Europe des banquiers, La Haute banque et les trusts ou Les Financiers qui mènent le monde, ont participé à la vulgarisation du conspirationnisme.

Ce discours d’une « élite politique corrompue » au service de quelques privilégiés interpelle, car il diffère peu de celui utilisé pour dénoncer l’emprise d’un autre complot, à savoir le complot juif international

Et c’est précisément cette même vision simpliste du monde, avec un narratif construit autour du Big Business ayant pris la place des juifs, que l’on retrouve dans l’« enquête » publiée par Le Monde, sous la signature notamment de Stéphane Foucart. Le monde des affaires serait ainsi organisé autour de réseaux secrets, de « boîtes noires », avec une connivence entre puissants et certains relais d’opinion (journalistes ou « consultants »), toujours instrumentalisés pour diffuser des « éléments de langage » afin de décrédibiliser celles et ceux qui portent la parole de la seule et unique « vérité », à savoir celle de l’écologie politique. Dans ce narratif, avec d’un côté les forces du mal et de l’autre les forces du bien, le débat d’idées reste impossible.

RFK et Trump

Le ralliement en août dernier de Kennedy, pourtant membre du parti démocrate, à la campagne de Donald Trump s’explique d’ailleurs également par le fait que les deux hommes ont en commun l’idée de la nécessaire reprise en main du peuple sur cette élite corrompue. Les deux hommes, qui se connaissent depuis longtemps, partagent ainsi « leur dédain pour les “élites”, et leur suspicion à l’égard du Deep State [l’État profond] », comme le soulignait déjà en juillet 2023 l’hebdomadaire américain réputé de gauche The New Yorker. Ainsi, en meeting au Madison Square Garden le 29 octobre, RFK s’est adressé aux militants de Trump en leur demandant : « Ne voulez-vous pas un Président qui va en finir avec la corruption des agences gouvernementales ? », tandis que Trump lui a promis de le « laisser se déchaîner, sur la santé, sur la nourriture, sur les médicaments ». On imagine à peine la suite…

Cette obsession maladive contre le pouvoir de l’establishment et du Deep State est également partagée par Carey Gillam, qui n’hésite d’ailleurs plus à employer l’expression « État profond », « l’expression favorite de Donald Trump » selon Franceinfo : « Ça va vous épater. État profond et dark web en action », déclarait-elle ainsi à propos d’un podcast qu’elle a réalisé sur v-Fluence.

Carey Gillam n’a d’ailleurs jamais condamné l’alliance entre son favori et Donald Trump, ni davantage affiché le moindre soutien à Kamala Harris. Bien au contraire, le 6 octobre, elle a diffusé, assortie d’un commentaire sympathique, une vidéo de « Moms for Tump » (Mamans pour Trump) qui critiquent Kamala Harris pour les faibles indemnisations accordées aux victimes de la tempête Hélène en Caroline du Nord en comparaison des aides octroyées à Israël, l’Ukraine ou Taïwan… Outre-Atlantique, la convergence des populismes semble donc bien fonctionner.

Avec la publication par un quotidien tel que Le Monde d’une enquête aux relents conspirationnistes, la France n’échappe plus à cette même malheureuse tendance. Désormais, les théories sulfureuses puisant aux sources du populisme ne sont plus l’apanage de l’extrême droite…

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