Seconde partie :
En décembre 2006, Jean-Marie Pelt, directeur de l’Institut européen d’écologie, célébrait les dix années de lutte contre les OGM en France, en compagnie de quelques combattants de la première heure comme Corinne Lepage, ancienne ministre de l’Environnement, le biologiste Gilles-Eric Séralini et Arnaud Apoteker, responsable de la campagne OGM au sein de Greenpeace. Sensibilisé en 1996 sur la question des OGM par Etienne Vernet, le président de l’association Ecoropa, le médiatique botaniste lance alors un appel en faveur d’un moratoire sur leur production et leur commercialisation, avec le soutien d’une centaine de médecins et scientifiques européens.
L’objectif est double : instaurer l’étiquetage et la traçabilité des OGM. Pour la première fois, des doutes surgissent ainsi quant aux impacts des OGM sur la santé et l’environnement. Ils sont exprimés dans un ouvrage collectif de vulgarisation, intitulé Génie génétique : Des chercheurs citoyens s’expriment, qui est préfacé par Jean-Marie Pelt et coédité par Ecoropa et le Sang de la Terre. Avec Greenpeace, l’association Ecoropa, pourtant inconnue du grand public, a donc joué un rôle capital dans l’ouverture des hostilités contre les OGM en Europe.
Aujourd’hui inactive, Ecoropa a traversé deux périodes bien distinctes. A ses débuts, Jacques Grinevald (l’un de ses premiers membres) la qualifiait de « collège invisible », de « club de théoriciens de l’écologie politique », né en 1972 autour d’Armand Petitjean. Ecrivain reconverti au courant anglo-saxon de l’écologie, ce dernier a créé la première collection française d’ouvrages sur l’écologie aux éditions Fayard, au début des années soixante-dix. Il a ainsi rendu accessibles au lectorat francophone les écrits de Paul Ehrlich, René Dubos ou le rapport du Club de Rome Halte à la croissance ?, qui prévoyait en 1972 la pénurie de certaines matières premières dès les années quatre-vingts. Persuadé de la nécessité d’un changement radical de la société, Armand Petitjean réunit il y a trente ans un petit groupe informel de penseurs européens au sein d’Ecoropa. Dans son texte fondateur, l’association affirme la nécessité de « subordonner l’économie aux impératifs biologiques, sociaux, psychologiques et spirituels de l’écologie, en les situant en deçà et au-delà de toute préoccupation politique à court terme ».
Avant de se lancer dans l’aventure d’Ecoropa – dont il a été l’un des membres les plus actifs -, le milliardaire britannique Edouard « Teddy » Goldsmith avait déjà exprimé une pensée plus radicale encore que celle du Club de Rome, prédisant des pénuries dans le domaine agricole, et s’inquiétant notamment pour l’avenir de l’Angleterre, qui « dépend de l’importation pour la moitié de sa nourriture ». « Comme il paraît inévitable que la ration alimentaire par tête soit destinée à diminuer dans le monde, le ravitaillement de l’Angleterre en nourriture sera de plus en plus difficile. Pour l’Angleterre en tout cas, la perspective d’un rationnement alimentaire rigoureux dans les trente années à venir paraît plus réaliste que celle d’une continuation de l’abondance », prophétisait-il dans son best-seller Changer ou disparaître, plan pour la survie, paru en 1972 et diffusé en France grâce aux bons soins de son ami Armand Petitjean.
Parmi les membres français d’Ecoropa, on retrouve également le tandem Jacques Ellul- Bernard Charbonneau. Maître à penser de José Bové, le premier est considéré encore aujourd’hui comme le plus grand critique de la « société technicienne ». A ses yeux, quatre raisons justifient le rejet fondamental du progrès technique : celui-ci se paie, car toute avancée technique entraîne en même temps un certain nombre de reculs ; il soulève à chaque étape plus de problèmes – et plus vastes – qu’il n’en résout ; il présente des effets néfastes inséparables des effets favorables ; enfin, il comporte un grand nombre de conséquences imprévisibles. Bernard Charbonneau partage les mêmes réticences vis-à-vis du progrès technique. Prenant volontiers en exemple l’agriculture, il déplore l’usage des traitements phytosanitaires et celui des tracteurs. « Les désherbants abrègent le travail ; et c’est d’autant plus nécessaire que les traitements se multiplient. […] Quant aux machines, elles n’épargnent de la peine au paysan que pour lui en donner d’autres. Car si le tracteur permet de travailler trois fois plus vite, il faut bien travailler trois fois plus pour le payer. Autrefois, le paysan peinait de l’aube au crépuscule. Heureusement qu’aujourd’hui, les phares sont bien commodes, ils permettent de labourer même quand le soleil est couché », persifle-t-il.
Au début des années quatre-vingts, Ecoropa organise avec succès plusieurs réunions regroupant des penseurs radicaux comme Ivan Illich, pourfendeur des systèmes publics d’enseignement et de santé, et l’économiste roumain Nicholas Georgescu-Roegen, père de la décroissance. Présidée par l’écologiste Pierre Samuel, Ecoropa-France voit le jour en 1982, juste avant le déclin progressif de l’association-mère – principalement dû au décès de plusieurs de ses têtes pensantes. En tant que « collège invisible », Ecoropa cesse son activité.
La résurrection
Mais elle ne disparaît pas pour autant. Selon Jean Jacob, maître de conférences en sciences politiques à l’Université de Perpignan, l’association se place alors « sous l’ascendant de l’écologiste franco-britannique Edouard Goldsmith ». Soutenu par la secrétaire générale Agnès Bertrand, Teddy Goldsmith se sert d’Ecoropa pour métamorphoser les « forces progressistes » de la gauche traditionnelle – qui revendiquent une industrialisation du tiers-monde – en contestation anti-développement. Afin d’empêcher l’application du modèle agricole et industriel occidental aux pays pauvres, l’écologiste élabore une savante rhétorique vantant les mérites des sociétés primitives et du développement local, dans laquelle s’inscrit aujourd’hui la contestation anti-OGM. Pour Teddy Goldsmith, ces sociétés en parfaite harmonie avec la nature seraient menacées par un complot mondial. Cette idée, qui n’est pas sans rappeler celle qui a fait le lit du fascisme dans les années trente, est popularisée par Agnès Bertrand. « Qui a ce projet de brevetabilité des espèces vivantes, végétales et animales, génétiquement manipulées ? », s’interroge la militante. « On gratte un peu sur qui détruit l’environnement. Dans le combat, on rencontre des compères à l’autre coin de la planète, on découvre au passage un… je vais employer le mot, même s’il est mal vu, un complot, beaucoup plus grave encore sur la biosphère tout entière. »
Pour déjouer ce « complot », Agnès Bertrand initie dès 1991 une campagne contre le Gatt, en y associant plusieurs organisations écologistes comme le WWF-France et France Nature Environnement. Suite à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, elle fonde l’Observatoire de la mondialisation, qui siège à la même adresse qu’Ecoropa et rassemble économistes, chercheurs, journalistes, responsables syndicaux et associatifs, engagés dans le suivi critique de la mondialisation. La direction en est confiée à Susan George, membre des conseils d’administration de Greenpeace International et de Greenpeace France entre 1990 et 1995. Début 1998, Ecoropa et l’Observatoire de la mondialisation sont au cœur des débats sur l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI). Lors des manifestations organisées autour de la réunion de l’OMC à Seattle en novembre 1999, Teddy Goldsmith constate avec satisfaction que « les écologistes ne sont désormais plus seuls à combattre les forces qui sont en train de détruire notre planète ».
En France, il suit avec le même intérêt l’évolution de l’Association pour la taxation des transactions pour l’aide aux citoyens (Attac), dont la vice-présidence est assurée par Susan George. Attac connaît un succès fulgurant : en un peu plus d’un an, elle rassemble 13 000 adhérents en France et recueille plus de 110 000 signatures sur la pétition pour la taxation des transactions financières, sa proposition-phare. En août 1999, la question de la mondialisation est portée sur le devant de la scène médiatique grâce au saccage du restaurant McDonald’s de Millau par José Bové. Du jour au lendemain, le syndicaliste paysan devient ainsi le symbole de la lutte contre la malbouffe et la mondialisation… en défendant, paradoxalement, la libre-circulation du roquefort !
L’opposition aux OGM s’organise
Parallèlement à la campagne menée par Agnès Bertrand contre le Gatt et l’AMI, Ecoropa organise dès 1996 l’opposition aux OGM en France. En mai, son président, Etienne Vernet, contacte le botaniste Jean-Marie Pelt pour lancer le premier appel de scientifiques en faveur d’un moratoire sur les OGM. Deux ans auparavant, Etienne Vernet avait participé à Penang à la première conférence réunissant les principaux activistes anti-OGM dans le but de préparer la contestation internationale. Cette « rébellion contre l’ordre biotechnologique » – pour reprendre l’expression d’Hervé Kempf dans La Guerre secrète des OGM – débute à l’automne 1996, lorsqu’arrivent en Europe les premières cargaisons de soja modifié. Le coup d’envoi de l’opération est donné par le quotidien Libération le 1er novembre, avec un article intitulé « Alerte au soja fou ». Dans la foulée, Greenpeace lance une vaste campagne médiatique sur le continent. Selon Hervé Kempf, Etienne Vernet convainc alors Jérôme Bédier, le président de la puissante Fédération des entreprises du commerce et de la distribution – qui représente un chiffre d’affaires de plus de 160 milliards d’euros -, de ne pas distribuer de produits OGM.
En juin 1997, les premiers fauchages de plans génétiquement modifiés sont organisés par José Bové, la Confédération paysanne, les Verts et d’autres associations écologistes. L’année suivante, Ecoropa poursuit l’offensive en exigeant du Conseil d’Etat la suspension, au nom du principe de précaution, des autorisations accordées à plusieurs variétés de maïs génétiquement modifié. L’avocate Corinne Lepage se charge du dossier juridique. Elle est soutenue par Greenpeace, les Amis de la Terre et la Confédération paysanne. En 1999, Ecoropa est encore en première ligne, avec l’intervention d’Etienne Vernet sur les OGM et la mondialisation lors des Entretiens de Millançay (organisés par le pape de l’agriculture bio Philippe Desbrosses), ainsi qu’avec la publication dans Courrier International d’un dossier accusateur contre la société Monsanto – cible clé de la contestation anti-OGM -, qui provient de la revue anglaise de Teddy Goldsmith, The Ecologist. En mai 2000, Ecoropa lance un retentissant « Appel contre la brevetabilité des êtres vivants et la monopolisation des ressources génétiques », qui connaît un vif succès grâce au soutien de José Bové et aux signatures de célébrités comme Albert Jacquard, Jean-Marie Pelt ou Jacques Testart. Cet appel demande également l’abandon du modèle agricole français en vigueur, en exigeant « la réorientation de la recherche publique et de la politique agricole commune en faveur d’une agriculture paysanne respectueuse du milieu naturel, de la qualité alimentaire et créatrice d’emploi rural ». Autrement dit, en faveur d’une agriculture extensive – précisément le projet de Goldsmith.
Le lancement de L’Ecologiste
Pour ce dernier, ce contexte est propice au lancement, à l’automne 2000, de la revue L’Ecologiste, version française de The Ecologist. Dans l’éditorial de son premier numéro, Teddy Goldsmith justifie sa décision d’investir le terrain du débat écologique dans notre pays : « En France, bien que la conscience écologique soit restée plus faible que dans d’autres pays, le gouvernement a néanmoins contribué à l’abandon du monstrueux Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), à l’instigation de l’Observatoire de la mondialisation. Les Français réagissent également très vivement contre les OGM. En juin dernier, la manifestation de Millau s’est transformée en festival de l’antimondialisation. C’est donc bien le moment de lancer l’édition française de The Ecologist. Puisse-t-elle être une contribution significative à ce nouvel élan ! » Sans surprise, on retrouve le président d’Ecoropa, Etienne Vernet, dans le comité de rédaction, et Agnès Bertrand, en tant qu’« associée » de la revue. Naturellement, L’Ecologiste vulgarise les théories des précurseurs de l’écologie politique, notamment celles des fondateurs d’Ecoropa. Ses principales cibles sont la croissance et le développement, y compris le développement durable. Pour l’économiste Serge Latouche, celui-ci représente même la pire des choses. « Le développement durable, considéré par certains comme le remède à la mondialisation, participe à la même toxicité, il nous enlève toute perspective de sortie, il nous promet le développement pour l’éternité ! », s’insurge-t-il dans un éditorial de L’Ecologiste. Ce rejet du développement fait l’objet d’un numéro spécial de la revue, paru à l’occasion du colloque organisé en mars 2002 à l’Unesco par Serge Latouche, sur le thème « Défaire le développement, refaire le monde ». Y participent entre autres Teddy Goldsmith, Jacques Grinevald, Vandana Shiva, Jean-Marie Pelt, Jean-Pierre Berlan, José Bové et Ivan Illich. Les intervenants y expriment clairement la nécessité de sortir de la société industrielle, mais aussi d’empêcher les pays du Sud de se développer. Dans un discours intitulé « Pour en finir avec l’idéologie du progrès », José Bové explique pourquoi les paysans du tiers-monde doivent absolument continuer à travailler à la main ou en utilisant la traction animale : « Aujourd’hui, sur la planète, 28 millions de paysans travaillent avec un tracteur, 200 millions travaillent avec la traction animale et plus de 1,3 milliard travaillent à la main. […] Que deviendront ces populations si l’agriculture rentre dans la logique productiviste au niveau mondial ? Ce ne sont pas des millions de paysans qui disparaîtront, comme en Europe ou en Amérique du Nord, mais des centaines de millions, peut-être 1 milliard ou plus. » Et de conclure que « ces gens-là n’auront plus de place ».
La décroissance à l’ordre du jour
Fin 2002, L’Ecologiste franchit un degré supplémentaire sur l’échelle de la radicalisation en prônant la « décroissance de l’économie ». Pour faire passer le message, les partisans de Goldsmith, « gardes verts » d’une nouvelle révolution culturelle, veulent « décoloniser notre imaginaire ». En 2004, le responsable de la commission « économie » des Verts, Bernard Guibert, exprime ainsi son espoir de voir « le mouvement altermondialiste abandonner définitivement un productivisme anachronique et politiquement réactionnaire ». « Il faudra en particulier qu’Attac lève l’hypothèque de son “idéologie positiviste de progrès” et en particulier l’hypothèque du productivisme, hypothèque qui l’empêche d’offrir une alternative économique crédible à l’altermondialisme. Pour cela, il faudra qu’il commence par “décoloniser son propre imaginaire de croissance” », déclare-t-il. Dans la revue Politis du 22 mai 2003, Fabrice Nicolino, pamphlétaire antipesticides et adepte de la décroissance, dénonce encore plus clairement les valeurs universelles de progrès défendues par la gauche traditionnelle : « Les peuples du Sud ne rejoindront jamais, à vue humaine, notre niveau de vie – ce qui abat d’un coup toute l’idéologie soi-disant universaliste des gauches -, et c’est tant mieux, non du point de vue de la morale, mais de celui de la vie. »
Ce nouveau modèle économique promu par les milieux écologistes intellectuels a été théorisé à l’origine par Nicholas Georgescu-Roegen. Pour l’économiste roumain, la décroissance n’est pas un choix de société, mais une nécessité dictée par les lois de l’Univers, en particulier celles de l’entropie, selon lesquelles tout travail entraîne de façon inéluctable une perte d’énergie. Appliquées au système économique, ces lois signifient que toute activité humaine provoque inévitablement un épuisement des ressources naturelles, affirme Georgescu-Roegen. L’agriculture moderne obéit à ce même principe d’épuisement des ressources, comme le souligne Jacques Grinevald, grand spécialiste du père de la décroissance : « Depuis l’agriculture mécanisée, enrichie par des engrais chimiques industriels, l’énergie ne provient plus du soleil mais de la matière terrestre. Dès lors, l’agriculture elle-même devient un processus entropique. » Dans cette logique, Georgescu-Roegen préconise le retour à une agriculture traditionnelle dont l’énergie proviendrait principalement du soleil, source d’énergie considérée comme inépuisable. Mais ce retour poserait encore un problème, car même ce type d’agriculture serait incapable de nourrir tout le monde. En conséquence, il propose de « diminuer graduellement la population mondiale jusqu’au niveau où elle peut être nourrie par une agriculture organique », c’est-à-dire une agriculture bio non mécanisée. C’est ici que l’on voit le discours économique anti-progrès rejoindre les thèses malthusiennes qui ont façonné l’écologie politique anglo-saxonne. Ces thèses ont été reprises en France par le commandant Cousteau, qui déclarait en 1991 : « Nous voulons éliminer les souffrances, les maladies ? L’idée est belle mais n’est peut-être pas tout à fait bénéfique sur le long terme. Il est à craindre que l’on ne compromette ainsi l’avenir de notre espèce. C’est terrible à dire. Il faut que la population mondiale se stabilise et, pour cela, il faudrait éliminer 350 000 hommes par jour. »
Sans en être nécessairement conscients, les militants écologistes et altermondialistes actuels reprennent ainsi à leur compte ce discours d’essence malthusienne jadis répandu par les milieux les plus conservateurs et réactionnaires à l’origine de grandes organisations écologistes comme le World Wildlife Fund (WWF) ou l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). Au siècle dernier, leurs dirigeants n’hésitaient pas à justifier le maintien des colonies dans le sous-développement. Aujourd’hui, l’apartheid technologique et l’opposition à la croissance économique et au développement se font sous une forme politiquement correcte : il s’agit en effet de « sauver la planète » !
Consulter la première partie de L’altermondialisme à la contestation anti-ogm