En parcourant le monde entier à bord de leurs hélicoptères et de leurs jets privés, le milliardaire français François-Henri Pinault, le cinéaste Luc Besson et le photographe Yann Arthus-Bertrand ont découvert la beauté de notre Terre. Une beauté qu’ils désiraient ardemment protéger, d’où l’idée de réaliser un documentaire pour sensibiliser la population sur l’état de la planète.
Home – ainsi s’intitule le film des trois nouveaux adeptes de l’écologie durable – a été proposé au public des cinq continents le même jour, sur tous les supports possibles : télévision, cinéma, DVD, internet. Traduit en 39 langues, il a été diffusé simultanément par 80 chaînes de télévision. Mieux encore, l’événement a été vécu en live lors de la Journée mondiale de l’écologie, le 5 juin, grâce à plusieurs écrans géants installés notamment sur le Champ de Mars à Paris, dans Central Park à New-York et à Trafalgar Square à Londres. Bref, difficile d’échapper à cette « sortie globale pour une cause mondiale», qui a même été adoubée « par les puissants, à commencer par ces nouveaux phares intellectuels que sont devenus Al Gore et le Prince Charles », comme ironise l’écrivain Iegor Gran, dans une remarquable tribune publiée par Libération [[Home ou l’opportunisme vu du ciel. Iegor Gran, Libération, 4 juin 2009.]].
La blatte africaine et la blatte occidentale
Là où l’affaire se corse, c’est lorsque les trois compères entonnent un discours « aussi lourdingue que les poches de Pinault », pour reprendre les termes d’Iegor Gran. « Yann-Dieu égrène sa vision binaire : homme– mauvais, Terre – jolie. Homme – parasite,Terre – richesse. Terre – notre maman adorée, homme – blatte. Pire que blatte, une blatte Sapiens sapiens », décrypte l’écrivain. Avec son sens de la répartie, l’auteur des Trois vies de Lucie ajoute : « Encore veut-on bien tolérer la blatte africaine ou inuite quand on la voit ramper dans le désert mauritanien ou polaire, traînant péniblement son barda. Brave petite blatte, économe de ses besoins, si belle dans son dénuement ! […Son] mode de vie est tellement tendance ! » Il en va autrement de la blatte occidentale. « Nous consommons trop et nous sommes en train d’épuiser toutes les ressources », avertit YAB. Le patron du holding PPR, François-Henri Pinault, confirme : « Nous surconsommons». « Si chaque habitant de la Terre consommait autant qu’un habitant de l’Union européenne, il faudrait presque trois planètes pour répondre à la demande », prêche l’héritier de la sixième fortune de France (une fortune acquise par son père, qui n’a pas payé d’impôt sur le revenu pendant vingt ans grâce aux failles de la législation[[Le Monde Diplomatique, décembre 2003 )]]. Il faut donc « revoir nos modes de consommation», martèle-t-il. C’est-à-dire se précipiter dans l’une des nombreuses boutiques du groupe Pinault, qui à l’instar de Gucci ou d’YSL, ont eu la générosité de mettre à la disposition des écocitoyens des tee-shirts en coton bio à 140 euros l’unité ou des foulards bio de la marque Alexander McQueen à 185 euros. Sûrement ce que YAB appelle « consommer raisonnablement», puisqu’il s’agit de produits à l’effigie de Home !
Décroissant, mais pas trop
Avec pour principal sponsor le patron de Gucci, de Bottega Veneta et du joaillier Boucheron, difficile pour YAB de tenir un discours trop décroissant. Interrogé par un groupe d’élèves du lycée parisien Honoré de Balzac, le photographe a donc répondu qu’« il ne [fallait] se priver de rien ». Se priver de rien : c’est d’ailleurs la devise de son principal mécène, comme en témoigne son récent mariage avec la ravissante Salma Hayek, dont la célébration a comporté repas à la Punta della Dogana de Venise en compagnie du gratin du show-business, soirée masquée dans un palais de la Cité des Doges et lune de miel aux Seychelles dans une villa de 450 m2 à 7 400 dollars la nuit, avec majordome, cuisinier, trois femmes de ménage, guide, voiture et bateau. « Ce qui est important, dans un mariage, c’est l’amour, les amis et la famille », a justifié Salma Hayek, qui avait pourtant juré autrefois de ne jamais « dépenser des millions de dollars dans une fête [car] c’est ridicule [[Gala, mai 2009.]] ».
Une pompe à fric
« La gabegie consumériste des hommes, ô combien vomie dans le film, se refait une santé dans un sympathique tour de passe-passe », analyse Iegor Gran. L’écrivain ne croit pas si bien dire ! En effet, toutes les recettes des produits dérivés du film – fabriqués par les enseignes de luxe du groupe Pinault – ont reçu leur onction écologique, puisqu’elles seront reversées à la bonne cause : c’est-à-dire à Yann Arthus-Bertrand. Jadis, les plus prestigieuses marques se félicitaient d’être « fournisseur du roi ». Aujourd’hui, il suffit d’être estampillé Home – concurrent direct d’Ushuaïa – pour obtenir son label de vertu. « Il n’y a aucun but commercial [à mon film] », affirme YAB. Pourtant, 80 % des recettes iront à Good-Planet, l’une de ses nombreuses associations. Pour sa part, Luc Besson se « contente » de partager les 20 % restants avec le coproducteur Denis Carot. Or, comme soulignent les journalistes Grégoire Biseau et Christophe Alix, « tout le business Arthus-Bertrand est une nébuleuse où il est difficile de démêler le gratuit du payant. Ce qui profite à lui personnellement ou à ses amis, comme l’éditeur Hervé de la Martinière (qui a le monopole de toutes ses activités d’édition), ou à son association GoodPlanet, qui vit de grands mécènes : BNP Paribas, La Poste, GDF-Suez, le ministère de l’Écologie… Un seul exemple : Home sera décliné en livres en deux versions (enfants et adultes), publiés par la Martinière et vendus. Mais le bénéfice ira à GoodPlanet, où siège au conseil d’administration Hervé de la Martinière [[Libération, enquête de Grégoire Biseau et Christophe Alix, 5 juin 2009 .]] »
Pourtant, le photographe jure ne pas être un homme d’argent. Certes, après avoir vendu 3,5 millions d’exemplaires de son livre La Terre vue du ciel – grâce au même Hervé de la Martinière –, il peut se permettre de « souffler » et de s’engager dans sa nouvelle mission d’éducateur d’enfants. « “Les jeunes sont en quête de sens”, a-t-il déclaré, émerveillé par tant de cerveaux vierges à conquérir », commente Iegor Gran. Les millions d’euros d’un François-Henri Pinault soucieux de « donner du sens à ses affaires » sont donc arrivés au bon moment. « C’est peut-être un peu du green washing, mais Pinault l’assume parfaitement », concède le photographe, après avoir encaissé son chèque de 10 millions d’euros.
« Pinault, sale escroc »
« L’ensemble de mes 88 000 collaborateurs sont très fiers de participer, à travers ce film, à la prise de conscience générale de l’état de la planète », s’est félicité François-Henri Pinault, lors du lancement du documentaire. Vraiment ? « Pinault, sale escroc, la crise elle a bon dos », ont pourtant rétorqué quelques jours plus tard un groupe de salariés de la Fnac et de Conforama, scandalisés par le versement aux actionnaires – c’est-à-dire à Pinault pour 60 % – de 418 millions d’euros, après l’annonce de la suppression de 670 postes à La Redoute, de 400 à la Fnac et de 800 dans les magasins Conforama. Affirmant que « ce ne sont pas les 88 000 salariés de PPR qui s’expriment à travers ces personnes » qui manifestent, le grand mécène de l’écologie a assuré qu’« il fait bon vivre chez PPR, même en période de crise».
En revanche, si l’on en croit les témoignages de certains anciens collaborateurs de Luc Besson, il ne fait pas bon vivre chez EuropaCorp, sa société de production. Selon Amélie Charnay, journaliste pour le site 01men.com, Luc Besson serait, avec ses proches, exigeant « jusqu’au harcèlement ». « Il a été particulièrement dur avec Anne Parillaud sur le plateau de Nikita, comme avec Milla Jovovich sur Jeanne d’Arc. Au point de mettre en péril son couple dans les deux cas [[Anne Parillaud a été en couple avec Luc Besson de 1986 à 1992 ; Milla Jovovich, de 1997 à 1999.]] », relate Amélie Charnay.
Condamné pour homicide involontaire
Et ce n’est rien comparé à ce qui est arrivé au caméraman Alain Dutartre, décédé accidentellement lors d’une cascade sur le tournage de Taxi 2. « Si la production avait accepté les essais que je proposais, le drame ne serait pas arrivé », s’est justifié Rémy Julienne, chef cascadeur du film, devant le tribunal. Le 29 juin 2009, la Cour d’appel de Paris a condamné EuropaCorp pour « homicide involontaire », estimant que « les représentants de la société de production ont cherché à réduire les coûts, ce qui les a conduits à refuser le devis proposé par Rémy Julienne [et à exercer] une pression pour réduire le temps de tournage [[Avis de la Cour d’appel de Paris, 29 juin 2009]]».
« De la pellicule au kilo »
« Luc Besson est d’abord un producteur, un type qui vend de la pellicule au kilo, adopte des recettes », affirme Christophe Goffette, rédacteur en chef du magazine Brazil. Ce dernier connaît d’autant mieux le cinéaste que son magazine a fait l’objet d’un procès en diffamation après la publication, en janvier 2003, d’un long portrait assassin intitulé Besson m’a tuer mon cinéma. Luc Besson avait alors exigé la somme de 50 000 euros de dommages et intérêts, sans obtenir gain de cause. Procédurier, l’auteur de Taxi avait récidivé en mai 2003, cette fois-ci contre trois journalistes de Libération – Philippe Azoury, Didier Peron et Olivier Seguret –, traînés en justice pour avoir qualifié Fanfan la tulipe de « navet pathétique et raciste ». Encore une fois, Luc Besson avait été débouté. Depuis, entre certains journalistes et le réalisateur, le courant ne passe plus. Il est vrai qu’avec des films comme Taxi, Le transporteur et Michel Vaillant, le cinéaste est davantage réputé pour son apologie de la vitesse que de celle du Vélib’. Le Pr Claude Got, spécialiste des accidents de la route et de leur prévention, estime même que la série Taxi serait « une école de comportements délinquants, notamment pour les jeunes ».
L’ombre de Leni Riefenstahl
Cependant, du point de vue technique, les critiques sur Home sont quasi unanimes. Ce « film de propagande» – pour reprendre les propres termes de YAB – est à la hauteur du professionnalisme de Luc Besson. Home n’est pas sans rappeler l’oeuvre cinématographique de la créatrice du film de propagande moderne, Leni Riefenstahl : succession d’images époustouflantes, parfois si belles que l’on dirait des tableaux vivants, musique omniprésente, d’abord planante puis de plus en plus angoissante au fur et à mesure que « tout s’accélère [[Christophe Alix, Libération]]», fascination pour une nature anthropomorphisée, menacée de souillure par la main de l’homme. « Tout ce que tu vois n’est pas seulement un paysage, c’est le visage aimé de notre Terre », déclame une voix off qui impose sa liturgie dans une ambiance quasi mystique. Une telle exaltation esthétique de l’image tend à faire perdre tout sens critique aux spectateurs. À la sortie de l’unique projection de presse, ceux-ci étaient d’ailleurs plutôt groggys, note Libération. Le discours prophétique destiné aux masses doit leur faire comprendre que la beauté se trouve dans la simplicité de la nature. D’où des gros plans sur une chute d’eau ou un éléphant gabonais galopant dans la brousse, le tout filmé du haut d’un hélicoptère par une caméra numérique de dernière génération. Une technique développée par l’armée américaine … dont le film dénonce les budgets excessifs !
Pour le bon peuple, inutile donc de fréquenter les galeries d’art moderne de la Punta della Dogana ou, pire, celles de New York, mégalopole symbole de la toute-puissance destructrice de l’homme. Futile, l’idée d’aller à Moscou admirer la tête de mort géante réalisée par l’Indien Subodh Gupta – une oeuvre qui incarne les trois thèmes de la dernière exposition de Dasha Zhukova, dans laquelle la fiancée de l’oligarque Roman Abramovitch dévoile une infime partie de la collection de… François Pinault ! Au même moment, le fils du milliardaire a préféré financer une grand-messe mondiale pour « communier ad nauseam devant la beauté bio, écologuimauve, d’un atoll en forme de coeur », analyse Iegor Gran. L’investissement dans la bonne conscience n’est pas seulement rentable , il ouvre grand la porte aux écoles. GoodPlanet a d’ailleurs déjà commencé à y distribuer des kits pédagogiques. « La rééducation forcée a commencé. Nature contre culture… L’opportunisme contre le génie humain », constate l’écrivain russe avec frémissement. Comme on partage son inquiétude !