Le 6 mai dernier, la Commission européenne a rendu public son projet de proposition relatif à la commercialisation des semences en Europe. Actuellement, seules les semences répertoriées dans le catalogue européen –soit 30000 variétés– peuvent être commercialisées. Toutes ont suivi une procédure d’homologation encadrée par douze directives adoptées entre 1966 et 1971. Cette procédure garantit la qualité agronomique des semences et constitue un gage de sécurité pour l’agriculteur. Toutefois, ces douze directives témoignent d’approches divergentes entre les différents pays de l’Union. Suite à une consultation entreprise en toute transparence dans l’ensemble des pays européens depuis 2010, la Commission a souhaité procéder à un nettoyage du cadre réglementaire.
«La Commission européenne balaie 10000 ans d’histoire agricole», a immédiatement réagi l’eurodéputé José Bové. Pour le militant décroissant, ce sont d’ailleurs «les lobbyistes de Monsanto, Pioneer et Bayer qui auraient] tenu la plume utilisée pour rédiger ce texte dans l’ombre». Même discours de la part de Sandrine Bélier, eurodéputée EELV, qui estime la proposition de la Commission «taillée sur mesure pour les quelques grandes multinationales semencières et chimiques ». De son côté, le porte-parole du [Réseau Semences Paysannes, Guy Kastler, s’insurge contre «un hold-up sur les semences, soigneusement caché sous des centaines de pages de jargon réglementaire».
À en croire ces militants écologistes, la Commission tenterait de réduire sournoisement le droit des paysans à ressemer leurs propres semences, de criminaliser les jardiniers amateurs qui cultiveraient leurs propres plantes à partir de semences non répertoriées, et de rendre la vie impossible aux «petits entrepreneurs indépendants». «Cette loi est ”la solution finale” pour Monsanto, DuPont, Pioneer, Sygenta [sic] et d’autres sociétés de semences», résume le site anonyme Lejournaldusiècle.com. Après avoir de facto rendu l’homologation européenne des OGM extrêmement contraignante comparé au reste du monde, et interdit toute une série de pesticides par ailleurs autorisés dans de nombreux pays, la Commission serait en réalité l’obscur instrument d’un vaste complot alimentaire tramé par les multinationales de la semence, dont l’objectif serait ni plus ni moins l’éradication des « petits producteurs»… Bigre !
Ce n’est pourtant pas ce qui ressort d’une lecture attentive du projet de la Commission. Bien au contraire! Même le quotidien Le Monde –pas vraiment connu pour ses affinités avec les grands semenciers– ne s’y est pas trompé. «Dorénavant, les anciennes variétés traditionnelles et les semences ne correspondant pas à la définition d’une variété seront soumises à des ”règles d’enregistrement allégées”», peut-on lire dans l’édition du 6 mai 2013. «Les semences traditionnelles seront désormais dispensées d’es- sais, même si les systèmes actuels d’enregistrement sont maintenus, a expliqué le commissaire européen à la santé et à la consommation, Tonio Borg», reconnaît le quotidien.
«Le matériel de reproduction des végétaux mis à disposition sur le marché uniquement en quantités limitées par de petits producteurs (matériel de reproduction des végétaux de niche) devrait être exonéré de l’obligation d’appartenir à une variété enregistrée», peut-on en effet lire dans le projet de la Commission, qui ajoute que « cette dérogation est nécessaire pour éviter des entraves excessives à la mise à disposition sur le marché de matériel de reproduction des végétaux qui présente un intérêt commercial moindre, mais qui se révèle néanmoins important pour le maintien de la diversité génétique». La Commission précise que cette mesure ne concerne «que les opérateurs professionnels qui ne peuvent assumer les coûts et les charges administratives liées à l’enregistrement des variétés». Elle est donc taillée sur mesure pour les entreprises de moins de dix salariés et dont le chiffre d’affaires est inférieur à 2 millions d’euros. Ces dernières pourront commercialiser tout type de semences sans procéder à l’enregistrement des variétés.
Exonération pour les micro-entreprises
Et pour les variétés devant être enregistrées, ces micro-entreprises bénéficieront également d’une exonération. «Ces redevances réduites devraient être suffisamment faibles pour ne pas décourager ou entraver la mise à disposition sur le marché de ces variétés», poursuit la Commission. Exonération totale pour certaines semences, diminution pour les semences traditionnelles, y compris pour les variétés récentes importées des États-Unis… bref, le texte semble plus avoir été rédigé par Dominique Guillet, le patron de l’association Kokopelli (dont le chiffre d’affaires se situe juste en dessous de la barre des 2 millions d’euros) que par le patron de Monsanto !
Guy Kastler devrait lui aussi trouver chaussure à son pied, puisque les variétés anciennes feront également l’objet de mesures dérogatoires. Ainsi, l’examen DHS [[Les tests DHS (pour distinction, homogénéité, stabilité) permettent de démontrer que la variété proposée est bien distincte des variétés existantes, qu’elle est homogène et stable.]] –dont le porte-parole du Réseau Semences Paysannes conteste la pertinence– ne sera plus obligatoire. La description de la variété pourra être simplement « basée sur une ancienne description officielle» et l’exactitude de son contenu étayée par des examens non officiels comme «les connaissances acquises sur la base de l’expérience pratique au cours de la culture, de la reproduction et de l’utilisation». Là encore, on croit lire du pur Dominique Guillet !
Alors, pourquoi une telle levée de boucliers de la part de Bové et consorts ? L’eurodéputé veut-il brouiller les pistes en faisant croire qu’il s’oppose fermement à la Commission, alors qu’en réalité le projet lui convient parfaitement ? La question est ouverte. D’autant plus que José Bové, Guy Kastler et Dominique Guillet défendent –quoi qu’ils en disent– une philosophie in fine très libérale dès lors qu’il s’agit de semences. Comme la Commission, ils souhaitent un encadrement minimum du secteur afin que, au nom des «droits ancestraux des paysans», n’importe qui puisse faire n’importe quoi.
Or, en refusant de statuer sur la liste exacte des espèces importantes qui devront rester soumises à la certification obligatoire, la Commission laisse la porte ouverte à une libéralisation future du secteur. Demain, le riz ou le lin pourraient ainsi entrer dans la liste des variétés à enregistrement allégé au seul motif qu’ils ne sont pas «importants à la sécurité alimentaire en Europe». Il suffirait que quelques pays –comme le Danemark ou l’Allemagne, qui considèrent cette céréale comme une espèce mineure– le souhaitent et réussissent à entraîner dans leur sillage une majorité d’États- membres… Sachant qu’un nombre important de pays poussent à une libéralisation totale des marchés, suivant notamment l’exemple américain, l’ambiguïté du texte proposé par la Commission n’est donc pas très rassurante pour les partisans d’une réglementation à la française. Elle l’est encore moins pour les agriculteurs, qui pourraient très vite se trouver sans recours face à des semences dont les qualités agronomiques promises n’au- raient pas été honorées. Ce qui risque d’arriver si le marché de la semence devient totalement ouvert.