Dans le jargon journalistique, un marronnier désigne un article consacré à un événement récurrent ou prévisible, permettant de meubler une période creuse. En général, il reproduit les mêmes thèmes avec plus ou moins d’originalité. «Vins: la peste soit des pesticides», l’article récemment publié par Que Choisir ? et qui traite de la présence de quantités infinitésimales de résidus de produits phytosanitaires dans les vins, en est un parfait exemple.
Certes, le sujet est suffisamment important pour que l’équipe du mensuel des consommateurs s’en préoccupe. D’autant plus que les résultats de l’enquête menée sur 92 bouteilles apportent leur lot d’informations intéressantes. On y apprend ainsi qu’aucun des vins testés ne présente un quelconque risque pour la santé du consommateur, tous les échantillons étant conformes aux limites maximales de résidus, les fameuses LMR. Autrement dit, les viticulteurs français réalisent un excellent travail qui leur permet de fournir aux amoureux de la dive bouteille des produits remarquables, que ces derniers peuvent consommer –en toute modération– sans le moindre risque. Voilà qui mérite d’être dit, et qui aurait dû figurer dans la conclusion de l’enquête !
Erreurs, amalgames et manipulations
Pourtant, ce n’est pas ce qu’ont retenu Florence Humbert et Éric Bonneff, les journalistes en charge du dossier pour QueChoisir ?. Au contraire, leur article accumule erreurs, amalgames et manipulations des chiffres, le tout rédigé dans un langage anxiogène digne des meilleurs communiqués de presse de Générations Futures. Comble du ridicule, Jean-Paul Geai, le rédacteur en chef de la revue, reprend à son compte l’essentiel de ces élucubrations dans un édito intitulé «Pesticides en bouteilles».
Erreur d’abord : les auteurs –et le rédacteur en chef– signalent la présence de molécules interdites en France, dont la carbendazime, détectée «dans dix-neuf vins et quantifiée dans cinq». «Bien que ce fongicide possède une LMR au niveau européen, il ne bénéficie plus d’autorisation de mise sur le marché dans notre pays depuis 2007», écrivent les journalistes, qui suggèrent ainsi l’usage de pratiques illégales. Il aurait été plus sage de se renseigner avant ! Ainsi, ils auraient appris que la carbendazime est également un métabolite du thiophanate-méthyl, qui est parfaitement autorisé sur vigne, en France comme en Europe. Carton rouge pour le mensuel !
Le faux sujet des LMR
Amalgame ensuite : «Les teneurs sont infinitésimales et toutes largement inférieures aux seuils de toxicité, appelés LMR (limites maximales de résidus)», écrivent les journalistes. Faux ! La LMR n’est pas un seuil de toxicité, mais une norme réglementaire permettant de définir les meilleures pratiques agricoles possibles pour garantir le niveau d’exposition le plus faible pour les consommateurs. Cette norme varie donc davantage en fonction de l’usage d’un produit que de sa toxicité. Ainsi, un produit appliqué lors des semis –c’est-à-dire bien avant la récolte– n’aura pas la même LMR qu’un produit utilisé à quelques semaines de la cueillette, puisque dans le premier cas, il n’est plus censé se retrouver dans l’aliment, alors que dans le second, on en retrouvera des traces. Un produit interdit, dont la toxicité pour l’homme est faible, aura nécessairement une LMR proche de zéro, alors qu’un produit autorisé, mais potentiellement plus dangereux, pourra avoir une LMR largement supérieure. Prétendre que la LMR est un seuil de toxicité, et construire tout un article sur cette base, relève donc de l’amalgame.
Bien entendu, l’établissement des LMR prend en compte les risques pour la santé, puisqu’il serait absurde d’autoriser un niveau de résidus présentant le moindre danger. Aujourd’hui, ce niveau est évalué à part en fonction de plusieurs critères, notamment la dose sans effet toxique observable (NOAEL, de l’anglais No Observable Adverse Effect Level), et l’ARfD (dose de référence aiguë), qui permettent de définir la dose journalière admissible (DJA) pour un produit alimentaire, c’est-à-dire la dose que l’on peut consommer sans risque sur une longue période. Le calcul de la DJA est obtenu en divisant la NOAEL par un facteur de sécurité variant de 100 à 1000 en fonction de la classification de la substance active. Au regard de ces facteurs de sécurité, même un dépassement occasionnel de la DJA ne présente donc pas davantage de risque. En outre, depuis 2005, l’analyse du risque a été complétée par la prise en compte de deux facteurs : le rapport entre le seuil auquel apparaît un effet toxique et le niveau d’exposition d’une population spécifique (Margin of Exposure ou MOE), et la marge existant entre la charge corporelle d’une population et le seuil critique sanitaire. C’est ce que l’on appelle la Margin of Body Burden (MOBB). «Les premières évaluations de ce type ont commencé en France dès 2005 à l’initiative de l’Institut national de veille sanitaire pour les dioxines et les PCB, et les chiffres concernant les pesticides viennent d’être publiés», indique le toxicologue Jean-François Narbonne[[Le Pr Narbonne répond à Marie-Monique Robin, Agriculture & Environnement, avril 2011.]]. Or, aucune de ces informations rassurantes ne figure dans l’article des deux journalistes.
La torsion des chiffres
Amalgames toujours : ne pouvant démontrer le moindre danger à partir des quantités de résidus détectées pour chaque molécule, les auteurs présentent les résultats en «somme de résidus». Or, cela n’a aucune signification scientifique ! En effet, chaque substance active possède des propriétés spécifiques selon sa nature toxicologique. Non seulement la somme de 1000 μg/kg ne veut strictement rien dire, mais elle pourrait même présenter moins de risque qu’une somme de 100 μg/kg ! Cette présentation outrancière est donc parfaitement inappropriée, sauf à renforcer un discours volontairement anxiogène.
Manipulation enfin : afin d’obtenir des «sommes de résidus» caractérisées d’«alarmantes» par Jean-Paul Geai, les auteurs procèdent à une singulière torsion des chiffres. Alors qu’ils reconnaissent la non toxicité du phtalimide (un métabolite du folpel qui sert de «traceur» pour l’usage de cet antimildiou), ils incluent les taux de résidus de cette molécule dans les sommes retenues. Petite astuce qui permet au passage de majorer arbitrairement ces teneurs totales de résidus ! Ainsi, le Grave blanc 2011 du Château Roque-taillade-Le Bernet est présenté sans explication avec une teneur totale de 1682 μg/kg de phtalimide, tandis que cinq autres Bordeaux affichent des teneurs totales supérieures à 200 μg/kg. Or, l’article n’indique nulle part la partie attribuable au phtalimide, se bornant à souligner qu’il « se rencontre le plus souvent dans les vins du panel». On additionne ainsi des substances de diverses toxicités avec, en prime, une substance non toxique, afin de laisser entendre que certains vins sont plus contaminés que d’autres. On est très loin de la rigueur que l’on est en droit d’attendre d’un mensuel de consommateurs…
Intox grâce à l’absence de repères
Manipulation toujours : même si la part du phtalimide était nulle, aucun des résultats n’aurait de quoi inquiéter ! En effet, la pire mesure (1682 μg/kg) correspond à moins de 0,17 mg de résidu pour un verre de vin. Cette quantité est 10 000 fois inférieure à la consommation journalière de pesticides naturellement sécrétés par les plantes et présents dans l’alimentation des Français (qui est de l’ordre de 1500 mg/ jour [[Paracelsus to parascience : the environmental cancer distraction, Bruce N. Ames), Lois Swirsky Gold, Mutation Research Frontiers, 7 September 1999.]]). Autrement dit, pour ingérer la même quantité de pesticides de synthèse que ce que nous offre généreusement Dame Nature en termes de pesticides naturels lors de nos repas quotidiens, il faudrait boire… 1 180 bouteilles du Château Roquetaillade-Le Bernet par jour ! Dommage que ces quelques repères ne figurent pas dans l’article du célèbre magazine.
On additionne des substances de diverses toxicités avec, en prime, une substance non toxique, afin de laisser entendre que certains vins sont plus contaminés que d’autres.
Au contraire, à partir de ces sommes de résidus, présentées comme inacceptables, le duo de journalistes s’engage dans une comparaison encore plus fantaisiste, qui consiste à mettre en balance la bou- teille de Bordeaux et… l’eau du robinet ! «Au regard de la concentration maximale admissible pour l’eau du robinet, la plupart d’entre elles [les bouteilles de vin] seraient interdites à la vente», écrit Jean-Paul Geai, tandis que ses confrères s’indignent devant le fait que «le Château Roquetaillade-Le Bernet totalise une quantité 3 364 fois plus élevée que la norme appliquée à l’eau potable». Certes, le propos est immédiate- ment relativisé: «On consomme (en principe!) beaucoup moins de vin que d’eau. Il serait donc injuste de lui appliquer les mêmes critères.» Mais dans ce cas, pourquoi établir cette comparaison, si ce n’est pour se lancer ensuite dans une charge tous azimuts contre l’agriculture actuelle, citant pêle-mêle des échantillons «chargés en pesticides», une «utilisation massive de produits phytosanitaires à la vigne», des viticulteurs «victimes du triomphe de la chimie», des «menaces qui pèsent sur les riverains», des «pratiques à la vigne toujours loin d’être vertueuses» et, bien entendu, des «agriculteurs productivistes qui traitent à tout-va et en font généreusement profiter leurs voisins » ?
Pour notre part, on préfère des journalistes qui font correctement leur boulot…