Dans l’édition de mars 2015 de la revue The Lancet Oncology, le très sérieux Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) a annoncé avoir classé trois pesticides, dont le glyphosate, dans la catégorie 2A, c’est-à-dire « cancérogènes probables ».
Dès la parution de l’article, François Veillerette, le patron de l’association anti-pesticides Générations Futures, a claironné sa satisfaction. « Victoire, le glyphosate, principe actif du célèbre RoundUp, reconnu cancérigène par le CIRC ! », a-t-il immédiatement tweeté.
Or, le glyphosate est aujourd’hui, et de loin, le désherbant le plus utilisé dans le monde en raison d’un profil éco-toxicologique jusqu’à présent considéré comme particulièrement favorable. Il constitue le principe actif de plus de 750 produits destinés à l’agriculture, mais aussi à des usages urbains et domestiques. Les pays particulièrement soucieux de l’environnement, comme le Danemark, l’ont massivement adopté, tout comme les pays favorables aux cultures transgéniques tolérantes au glyphosate. Ce désherbant a bien entendu fait l’objet d’une très haute surveillance par les organismes de sécurité sanitaire officiels des différents pays, mais aussi par les nombreuses organisations militantes, en guerre contre Monsanto, la société qui l’a synthétisé il y a déjà plus de quarante ans.
Dans ce contexte, l’avis du CIRC ne pouvait pas passer inaperçu. Invité du journal de 20 heures sur TF1, François Veillerette a donc pu formuler son souhait de voir le glyphosate immédiatement retiré du marché. Un avis que ne partage pas la ministre de la Santé, Marisol Touraine, qui estime plus raisonnable d’attendre sa réévaluation par l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa). Cette dernière a confié la tâche au Bundesinstitut für Risikobewertung (BfR), l’agence allemande de sécurité sanitaire. « Je veux vous assurer que l’ensemble du gouvernement est très vigilant », a précisé la ministre, répondant ainsi à Laurence Abeille, la porte-parole écologiste de Générations Futures à l’Assemblée nationale.
Conflit d’intérêts
« L’interdiction du glyphosate, réclamée par plusieurs ONG, n’est pas pour demain », déplore pourtant le journaliste du lobby anti-pesticides Stéphane Foucart. Dans un article paru dans Le Monde le 25 mars, il en veut pour preuve non pas son profil toxicologique, qui reste très avantageux quoi qu’il en pense, mais la composition du groupe d’experts Pesticides du BfR, qui poserait problème. « Le tiers des membres du comité sont directement salariés… par des géants de l’agrochimie ou des biotechnologies », s’insurge-t-il, accusant l’agence allemande de partialité en raison de la présence de trois membres de l’industrie chimique (deux de Bayer et un de BASF) dans un panel de douze personnes. Or, ni Bayer, ni BASF ne vendent du glyphosate ou un produit qui lui est associé. En revanche, le journaliste ne fait aucun commentaire sur la composition plutôt surprenante du panel des experts du CIRC, qui compte parmi ses membres un « spécialiste invité », Christophe J. Portier, titulaire d’un master en biostatistique et surtout… salarié du Environmental Defense Fund, une association anti-pesticides américaine qui milite pour le retrait du glyphosate ! Ici, le conflit d’intérêts est manifeste.
Le Dr Portier est salarié du Environmental Defense Fund, une association anti-pesticides américaine qui milite pour le retrait du glyphosate.
On comprend pourquoi le BfR n’a pas hésité à réagir à la nouvelle classification du CIRC. Rappelant que le glyphosate a été jugé non carcinogène par les institutions nationales, européennes et mondiales (dont l’organisation commune de l’OMS et de la FAO, le Joint Meeting on Pesticide Residue), l’agence allemande s’est dite « surprise par cet avis », tout en notant qu’il arrive « dans la vie quotidienne du domaine de l’évaluation des risques » que les organismes arrivent à des conclusions différentes « en raison d’informations et d’évaluations différentes ». Le BfR attend donc la publication exhaustive de la monographie (plus de 400 pages) du CIRC avant de se prononcer davantage à son sujet.
Aucune preuve définitive
Interrogé par la presse anglo-saxonne, Aaron Blair, le président du groupe d’experts qui a préparé l’évaluation du glyphosate pour le CIRC, a toutefois déjà donné les grandes lignes de ce travail. Il a précisé que l’avis reposait sur trois études épidémiologiques de cas-témoins d’exposition professionnelle au glyphosate, conduites en Suède, aux États-Unis et au Canada, et qui auraient montré des risques accrus de lymphome non hodgkinien. Par ailleurs, il a rappelé qu’il existait quelques études en laboratoire suggérant que le glyphosate induirait des cassures chromosomiques dans des cellules humaines en culture in vitro, et qu’en outre, certaines études auraient montré des taux accrus de tumeurs cancéreuses chez les souris et les rats exposés au glyphosate.
Autrement dit, c’est la conjonction de ces études qui justifierait de placer le produit dans la catégorie 2A. Le CIRC ne disposant d’aucune preuve définitive pour conclure à la cancérogénicité du glyphosate chez l’homme, ses experts ont donc opté pour la classification de « cancérigène probable ». Aaron Blair ajoute que son comité n’a fait que répondre à une question précise, à savoir : est-ce qu’une substance possède des mécanismes pouvant, dans certaines circonstances et à un certain niveau d’exposition, être liés à des types de cancers particuliers que l’on observe chez certains agriculteurs ? « Que ces circonstances ou expositions existent dans le monde réel, est une question tout à fait différente, et en aucun cas celle à laquelle le CIRC tente de répondre », a-t-il bien indiqué.
Des études très théoriques
Et c’est là toute la différence avec les évaluations rendues jusqu’à présent, et confirmées par le rapport préalable du BfR. En effet, en ce qui concerne les études sur animaux en laboratoire, le CIRC a retenu des études dans le cadre desquelles du glyphosate a été directement injecté dans les abdomens de souris par voie intra-péritonéale et à des doses proches de la dose létale (Bolognesi et al., 1997 ; Peluso et al., 1997). Certes intéressants du point de vue théorique – car ils suggèrent en effet un mécanisme potentiel–, ces cas d’école (étude in vitro ou par injection du glyphosate in vivo) n’ont rien à voir avec ce qui se passe dans le monde réel ! L’étude de Heydens et al. (2008), qui a réussi à provoquer des hépatites et des lésions rénales toujours par injection de glyphosate, alors qu’elle n’observe aucun effet par administration orale, en est la preuve typique. Dans les faits, aucune des 11 études à long terme réalisées sur des animaux et dont le BfR a pris connaissance ne démontre d’effet cancérogène. L’agence allemande peut également s’appuyer sur les travaux de Greim et al. (2015), qui a évalué 14 études de carcinogénicité, dont 9 sur des rats et 5 sur des souris. L’équipe conclut qu’aucune association entre cancer et glyphosate n’a été démontrée.
Reste la question des lymphomes non hodgkiniens, l’une des très rares maladies dont la prévalence chez les agriculteurs est supérieure à celle des citadins (+34%). Alors que le CIRC cite 3 études épidémiologiques (canadienne, américaine et suédoise), basées respectivement sur 2023, 2583 et 2011 participants, le BfR a compilé les résultats de plus de 30 études épidémiologiques différentes. Or, aucune d’entre elles ne suggère que le glyphosate est à l’origine de ce risque accru. Au contraire, la plus grande étude épidémiologique réalisée à ce jour sur la population agricole (50000 personnes), intitulée Agricultural Health Study (AHS), penche en faveur de la responsabilité de produits comme le lindane, le diazinon, la perméthrine ou encore le terbufos, mais en aucun cas vers celle du glyphosate (Alvanja et al., 2014, De Roos et al., 2005 et Koutros et al., 2010).
Manque de rigueur ou manipulation ?
Au regard des éléments actuellement disponibles, l’avis du CIRC semble donc peu probant. D’autant plus qu’à la lecture du résumé publié dans The Lancet, il apparaît que ses experts ont commis une grave erreur, qui témoigne au mieux d’un cruel manque de rigueur, au pire d’une manipulation pure et simple. En effet, le CIRC cite des travaux de Bolognesi et al. sur des travailleurs agricoles colombiens (2009), qui suggéreraient « une augmentation dans les marqueurs sanguins de lésions chromosomiques (micronoyaux) dans les habitants de plusieurs communautés après pulvérisation de formulations de glyphosate ». Or, la conclusion de Bolognesi et al. dit précisément le contraire ! Elle ne relève aucune corrélation entre les pulvérisations de glyphosate et la fréquence des marqueurs sanguins. « Les données indiquent que le risque génotoxique potentiellement associé à l’exposition au glyphosate dans les zones où l’herbicide est appliqué pour l’éradication du coca et du pavot est faible », concluent en effet très prudemment Bolognesi et al.
Par conséquent, le CIRC légitimise partiellement sa décision en déformant les conclusions d’une étude qu’elle cite comme référence. Du jamais vu pour une agence d’une telle renommée internationale, et qui témoigne sans aucun doute d’un dysfonctionnement qui mérite une réelle investigation…