Afin de promouvoir l’image positive des produits issus de l’agriculture biologique, des associations écologistes ont investi le champ des études scientifiques. Décryptage.
« Du point de vue de la nutrition, il n’y a actuellement aucun élément en faveur du choix de produits bio plutôt que d’aliments produits de manière conventionnelle », affirmait en septembre 2009 le professeur Alan Dangour, co-auteur d’une méta-analyse publiée dans la revue American Journal of Clinical Nutrition. Bien que ses conclusions aient été conformes aux avis précédemment publiés par l’essentiel des agences sanitaires, cette publication a fait l’effet d’une bombe dans le monde de la bio. Réponse du berger à la bergère : cinq ans plus tard, un certain Carlo Leifert, professeur en écologie à l’Université de Newcastle (Grande-Bretagne), a publié ses propres travaux, qui concluent au contraire que les fruits, légumes et céréales bio, auraient des concentrations en antioxydants plus élevées que les mêmes produits issus de l’agriculture conventionnelle. Début 2016, Carlo Leifert et son équipe ont récidivé en publiant deux nouvelles études selon lesquelles le lait et la viande bio contiendraient tous les deux environ 50% d’acides gras oméga 3 en plus que le lait et la viande issus de l’agriculture conventionnelle.
Comme l’avait révélé A&E en 2014 (Agriculture bio : la propagande continue, A&E N°128), Carlo Leifert œuvre pour le lobby du bio depuis le début des années 2000. À cette époque, il commence sa longue et fructueuse collaboration avec le Prince Charles, propriétaire de Duchy Originals, une entreprise d’aliments issus de l’agriculture biologique, ainsi qu’avec la direction de Tesco, deuxième groupe de distribution dans le monde. Leur objectif est de faire de Tesco le plus grand fournisseur de produits bio en Grande-Bretagne. L’une des toutes premières actions de cette nouvelle alliance est d’octroyer une subvention de 400 000 livres sterling à l’Université de Newcastle pour la création du Tesco Centre for Organic Agriculture, dont la direction est assurée par Carlo Leifert. Sa mission : publier des études scientifiques visant à démontrer la supériorité des aliments issus de l’agriculture biologique par rapport à ceux produits par l’agriculture conventionnelle. Au sein de Tesco, Carlo Leifert occupe le poste de consultant. Un poste qu’il conservera jusqu’en 2009, notamment en tant que membre de son panel d’experts Qualité et sûreté alimentaires, et membre du conseil consultatif de Nurture, le cahier des charges des supermarchés Tesco. Officiellement, Tesco a versé plus de 780000 euros au Dr Leifert, qui dirige toujours le Tesco Centre for Organic Agriculture, rebaptisé en 2004 Nafferton Ecological Farming Group afin de gommer son lien avec le géant de la distribution. En 2014, Tesco totalise, avec les supermarchés Sainsburys, 57% des ventes de produits bio en Grande-Bretagne.
Ce lien étroit entre chercheur engagé et biobusiness est loin d’être une exception. L’un des co-auteurs de l’étude de Carlo Leifert, Charles Benbrook, siège ainsi au conseil scientifique de l’association américaine The Organic Center (TOC), une association à but non lucratif créée en 2002 par les grands noms de l’agriculture biologique outre-Atlantique, et qui fonctionne comme une machine à produire des études dites scientifiques au service du lobby bio.
The Organic Trade Association
Selon les derniers chiffres disponibles, le marché du bio est passé aux États-Unis de 10 milliards de dollars en 2004 à 35,9 milliards en 2014. Ce qui représente presque 5% du marché alimentaire ! Et les ambitions du biobusiness américain sont vastes. Comme l’indique l’Organic Trade Association (OTA), qui réunit 7000 acteurs du bio (agriculteurs, éleveurs, gestionnaires, transformateurs, distributeurs et détaillants), le business du bio devrait pouvoir quasiment tripler d’ici à 2030, pour atteindre les 90 milliards de dollars par an. « Les aliments bio représenteront 10 % de tous les aliments consommés aux États-Unis, avec des catégories de consommation courante comme les produits frais, les produits laitiers, la viande et la volaille, atteignant une part de marché de 20 % », prédit l’association, qui compte bien devenir « l’une des organisations les plus influentes à Washington pour l’agriculture, la nourriture et la politique de la fibre ».
Présidée par Melissa Hughes, par ailleurs membre de la direction d’Organic Valley (la plus grande coopérative bio, dont les ventes annuelles approchaient 1 milliard de dollars en 2014), l’OTA mène des campagnes auprès du grand public. Elle intervient également sur les questions de réglementation, et participe directement à la vie politique du pays en accordant, à travers son Organic Political Action Committee, des soutiens aux « candidats politiques alignés sur les objectifs de la communauté du business bio, quel que soit leur parti politique ». Bref, l’OTA, qui est incontestablement « la principale voix pour le secteur bio en Amérique du Nord », fait du lobbying – ce qui est son rôle –, et ne s’en cache pas.
The Organic Center
Pour soutenir ses ambitions, l’OTA s’appuie depuis une quinzaine d’années sur The Organic Center (TOC), créé à l’initiative de plusieurs membres de son conseil d’administration. « Je suis l’un des membres fondateurs », indique Theresa Marquez, directrice du marketing d’Organic Valley. « The Organic Center était un rêve d’enfants pour plusieurs personnes : moi-même, Katherine DiMatteo, Mark Retzloff, Gene Kahn et d’autres. Nous étions tous au conseil d’administration de l’Organic Trade Association. Alors que l’industrie arrivait à maturité et que l’OTA croissait, nous savions que nous avions besoin d’une entité complètement séparée, se concentrant sur la science du bio de telle sorte que l’on obtienne de l’information scientifique pour soutenir ce que nous étions en train de connaître d’expérience », explique-t-elle. L’intuition de Theresa Marquez est remarquable : le futur du bio passe également par la Guerre des études !
Affilié à l’OTA, The Organic Center a donc officiellement pour mission de « mener et rassembler de la science crédible factuelle sur les effets sanitaires et environnementaux de l’agriculture biologique et de communiquer les résultats au public ». Autrement dit, il s’agit de réaliser ou de recenser des études favorables au bio, ou, encore mieux, des études défavorables au conventionnel ! Ainsi, en septembre 2004, TOC débute ses activités en octroyant 141130 dollars à trois projets de recherche scientifique, dont celui du Dr Jeffrey Blumberg (toujours membre du conseil scientifique de TOC), afin de « développer des outils efficaces pour mesurer la qualité alimentaire dans le but de discerner la différence entre la nourriture bio et conventionnelle », et celui du Dr John Reganold, pour enquêter sur les différences entre des fraises bio et des fraises conventionnelles du point de vue de la qualité nutritionnelle, du goût et de la teneur en résidus de pesticides. TOC a également reçu une donation de 30000 euros, accordée par un des membres de l’OTA, Simply Organic, pour « rechercher s’il y a un lien entre le désordre d’effon- drement des colonies d’abeilles et l’utilisation de pesticides ».
The Organic Center a pour mission de réaliser ou de recenser des études favorables au bio, ou, encore mieux, des études défavorables au conventionnel.
L’immense majorité des fonds récoltés par The Organic Center proviennent des principaux acteurs américains de la filière bio. Parmi ceux que TOC appelle les « Cornerstone Donors », c’est-à-dire ceux qui ont accordé un don supérieur à 50 000 dollars, on trouve une bonne vingtaine d’entreprises bio, dont bien sûr Organic Valley, mais aussi Aurora Organic Dairy, qui gère d’immenses fermes bio, ou Stonyfield Farm, la célèbre marque de yaourts rachetée en 2001 par Danone. Par ailleurs, une dizaine de dirigeants du biobusiness sont, à titre personnel, des Cornerstone Donors. Comme Steve Demos, Greg Engles, Eugene Kahn, John Mackey ou encore Mark Retzloff et Anthony Zolezzi, que l’on retrouve lors du gala annuel organisé par TOC : l’Annual Benefit Dinner. « Les fonds récoltés lors de cet événement seront utilisés pour lutter contre les études anti-bio financées par l’agriculture chimique et pour financer de nouvelles recherches pionnières en bio », précise l’invitation du gala du 10 mars 2016, qui annonce la présence de « plus de 500 leaders de l’industrie du bio ».
Mais TOC se débrouille également pour réunir des fonds publics. En 2008, « une équipe de scientifiques de l’université Cornell, de l’université de Wisconsin-Madison et de l’université d’Oregon, a été recrutée pour travailler avec TOC », explique le Centre. Il s’agit d’un projet privé-public visant à mener une étude sur la santé des vaches dans les fermes bio et conventionnelles, et financé à hauteur d’un million de dollars par TOC.
Le cas de Charles Benbrook
Outre Carlo Leifert, on retrouve le militant anti-OGM Gilles-Éric Séralini dans le conseil scientifique de TOC, ainsi que plusieurs autres scientifiques ayant publié sur l’exposition aux pesticides et aux produits chimiques (comme Asa Bradman), ou encore des spécialistes des perturbateurs endocriniens (tels que R. Thomas Zoeller et Theo Colborn).
Cependant, c’est Charles Benbrook qui a été la véritable cheville ouvrière de TOC. Docteur en économie agricole, ce dernier est consultant à son compte depuis 1990 à travers son entreprise Benbrook Consulting Service. C’est à ce titre qu’il a assuré le poste de directeur scientifique de l’Organic Center, percevant entre 2004 et 2012 plus d’un million de dollars de rémunération (en moyenne 130 000 dollars par an). Charles Benbrook a réalisé non moins de vingt rapports au nom de TOC, vantant par exemple les qualités du pain ou du lait bio par rapport à leurs équivalents conventionnels, mais aussi fustigeant les OGM et les pesticides. Militant anti-OGM notoire, il intervient régulièrement dans le débat sur les biotechnologies. Et il est l’une des sources régulièrement citées par les médias, comme le quotidien français Le Monde, qui omet systématiquement de mentionner son affiliation au biobusiness.
L’immense majorité des fonds récoltés par TOC proviennent des principaux acteurs américains de la filière bio, dont bien sûr Organic Valley, mais aussi Aurora Organic Dairy, qui gère d’immenses fermes bio, ou Stonyfield Farm, la célèbre marque de yaourts rachetée en 2001 par Danone.
Benbrook regrette que ses études manquent cruellement de crédibilité auprès des pouvoirs publics et des instances nationales, précisément en raison de leur financement par l’industrie du bio : « Je travaillais pour une organisation affiliée et financée par l’industrie, et les gens n’écoutaient tout simplement pas », peut-on lire dans un échange d’emails que le New York Times a obtenu dans le cadre de la FOIA (Loi pour la liberté d’information).
C’est pourquoi Charles Benbrook a décidé de quitter TOC en 2012, tout en gardant un rôle de conseiller scientifique. Cela lui a permis d’obtenir un poste plus discret à l’université de Washington State, afin de travailler sur un projet de recherche baptisé « Measure to Manage », qui vise à quantifier les impacts de différents types d’agriculture. Cependant, comme le souligne le New York Times, ses recherches sont toujours financées par le biobusiness. « À Washington State, le Dr Benbrook était soutenu par beaucoup des mêmes bailleurs de fonds, parmi lesquels Organic Valley, Whole Foods, Stonyfield et United Natural Foods Inc. Les compagnies sont restées étroitement impliquées dans ses recherches et son travail de plaidoyer, l’aidant à inciter les journalistes à écrire au sujet de ses études, dont une concluant que le lait bio, produit avec des vaches nourries sans OGM, avait une meilleure valeur nutritionnelle », explique le quotidien américain. Le New York Times ajoute que Stonyfield Farm « a aussi payé le Dr Benbrook au moins à deux reprises pour se rendre à Washington afin qu’il puisse aider à faire du lobbying contre une interdiction fédérale sur l’étiquetage OGM ». En mai 2015, Gary Hirshberg, le patron de Stonyfield, a adressé des emails à Benbrook ainsi qu’au pédiatre Philip Landrigan, longtemps membre du conseil scientifique de TOC, afin de les remercier d’avoir participé à la campagne pour l’étiquetage OGM, ainsi qu’à une réunion de travail avec WalMart, le premier groupe mondial de grande distribution généraliste, dont le chiffre d’affaires s’élève à plus de 450 milliards de dollars. Cette réunion s’est tenue trois mois avant que Benbrook et Landrigan cosignent un article dans le New England Journal of Medicine, intitulé « GMOs, Herbicides, and Public Health » et et les pesticides. Les deux auteurs ont pourtant déclaré n’avoir aucun conflit d’intérêts…
Au final, les scientifiques oeuvrant pour TOC apparaissent surtout comme de petits soldats lancés dans une guerre économique impitoyable pour conquérir des parts de marchés
Certains seraient enclins à trouver des circonstances atténuantes à ces scientifiques, arguant qu’ils sont des lanceurs d’alerte se mettant au service du « petit paysan bio » pour contrer les tenants de l’agro-industrie. Mais cette image romantique vole rapidement en éclats. En effet, The Organic Center a été présidé entre 2002 et 2014 par l’un de ses cofondateurs, Mark Retzloff, qui est également le boss d’Aurora Organic Dairy, le premier producteur et transformateur de lait et de beurre bio pour les détaillants américains. Et Mark Retzloff ne fait pas dans la demi-mesure, puisqu’Aurora Organic Dairy est constitué de six fermes géantes possédant chacune entre 3500 et 7 900 vaches ! Bref, on est loin des paisibles troupeaux paissant dans les verts pâturages… « Les grandes fermes laitières bio, 1 000 vaches ou plus, produisent 25 à 30 % de tout le lait bio produit aux États-Unis […]. La demande en lait biologique est en croissance de 20 % par an. Tant que la demande augmente, les grandes exploitations joueront un rôle clé pour combler ce besoin », se justifiait Mark Retzloff en 2005. Au final, les scientifiques œuvrant pour TOC apparaissent surtout comme de petits soldats lancés dans une guerre économique impitoyable pour conquérir des parts de marché…
Sources :
1 / USDA : Organic Market Overview, avril 2014
2 / Le site internet du Organic Center
3 / Le site internet de la Organic Trade Association
4 / Food Industry Enlisted Academics in G.M.O. Lobbying War, Emails Show, Eric Lipton, The New York Times, 5 sept. 2015