L’idéologie malthusienne a toujours accompagné le mouvement écologiste. Après une mise en sourdine, voilà qu’elle réapparaît sous une forme encore plus radicale.
Dans un entretien au journal Le Monde, Steven Pinker, professeur de psychologie à Harvard, jette un pavé dans la mare du pessimisme qui ronge nos sociétés contemporaines. En effet, chiffres à l’appui, l’auteur du livre La Part d’ange en nous (Les Arènes, 2017) démontre que le monde se porte bien mieux qu’on ne le pense : « À l’échelle de la planète, l’espérance de vie moyenne est passée en un peu plus d’un siècle de 30 ans à 71 ans. Dans les pays développés, elle dépasse les 80 ans. Les pires maladies infectieuses, tels la malaria, la pneumonie, la diarrhée, le sida, tuent de moins en moins de gens et sont en déclin », constate Pinker. Il poursuit : « Le monde devient en outre plus prospère, le taux d’extrême pauvreté a chuté de 75% au cours des trente dernières années et il n’y a maintenant plus que 10% de la population mondiale qui est concernée. Savoir lire et écrire était auparavant un privilège accessible aux plus fortunés, maintenant 90% des moins de 20 ans sont alphabétisés. Les guerres sont également moins fréquentes et moins létales. Les famines sont plus rares. » Pour autant, « tout cela ne signifie pas que le monde est parfait, qu’il n’y a plus rien à améliorer », tempère le professeur, qui déplore toutefois que « presque partout sur la planète, et particulièrement en France, on continue de croire que l’état du monde se dégrade, alors même que le progrès existe de façon tangible ». Un récent sondage de l’institut international d’étude de marché sur Internet YouGov confirme en effet que « seulement 3% des Français estiment que la situation du monde s’améliore ».
À lire aussi : Au secours, le malthusianisme fait son retour !
Le rôle des médias
Toujours selon Pinker, cette différence entre perception et réalité trouve singulièrement son origine dans les médias qui transmettent une « vision dystopique de la société », présentée comme un puits sans fond d’inégalités, de racisme, de terrorisme, de violence et de chômage. « Cela s’explique notamment par le fait que les désastres se produisent rapidement – pensons à l’effondrement d’un immeuble, à un tsunami, à une attaque terroriste –, alors que le progrès se déploie de façon graduelle. Comme le dit l’économiste britannique Max Roser, les journaux auraient pu titrer en une “ 137000 personnes ont échappé hier à l’extrême pauvreté ” chaque jour des trente dernières années, mais ils ne l’ont jamais fait, car le recul de la pauvreté est un phénomène au long cours, et non soudain », démontre Pinker.
Aussi le professeur met-il en garde contre ce pessimisme qui peut conduire au fatalisme et par là même « à croire que tout effort pour améliorer le monde est une perte de temps, car tous les efforts déjà consentis en ce sens n’ont mené qu’à une aggravation de la situation ».
Pire, ce biais peut aussi nous pousser au radicalisme : « Si toutes nos institutions ont échoué, il est inutile de chercher à les réformer, il vaut mieux les détruire et tenter quelque chose d’entièrement différent », explique Pinker, en prenant pour exemple l’essor du populisme et l’élection de Donald Trump.
Le pessimisme culturel de la pensée écologiste
La radicalité dans la pensée écologiste prend également son essor dans ce pessimisme culturel, qui l’a d’ailleurs accompagnée depuis ses origines. Ainsi, dès l’émergence du mouvement écologiste à la fin des années 60, la question démographique a constitué l’une de ses principales préoccupations, la surpopulation étant considérée comme la menace majeure pour la planète.
Au moment où, outre-Atlantique, David Brower, le fondateur des Amis de la Terre, mettait en garde contre « la prolifération humaine », l’agronome René Dumont, candidat à l’élection présidentielle française de 1974, s’inquiétait « de la surpopulation, tant dans le monde qu’en France », qu’il considérait comme étant le « plus grave des dangers qui menacent notre avenir».
Dans son ouvrage intitulé La Bombe P, publié en France en 1972 par les Amis de la Terre, le biologiste américain Paul Ehrlich prônait une population mondiale ne dépassant pas « cinq cents millions d’hommes », et il imaginait les mesures les plus farfelues pour y parvenir, notamment d’alimenter les populations en hormones mâles puissantes afin de « masculiniser et rendre stériles les femmes ». Devenue inaudible en raison de ses prévisions désastreuses qui ne se sont heureusement pas réalisées, comme les famines massives ou l’épuisement total de certaines ressources, cette thématique s’est petit à petit effacée du discours écologiste.
Ainsi, en 2006, le néo-malthusien britannique David Nicholson-Lord, chercheur à l’Optimum Population Trust, déplore le fait que les ONG écologistes aient « déserté le champ de bataille et camouflé leur retraite dans un nuage de fumée argumentatif.» À tel point que, la même année, le WWF-France s’autocensure quant à cette problématique. En effet, la multinationale verte, après avoir mis en avant, dans ses « 10 recommandations du WWF » afin de réduire son empreinte écologique, la mesure qu’elle jugeait, et de très loin, la plus efficace, qui consistait à « reporter d’un an la décision d’avoir un enfant », passa rapidement à la trappe ce conseil, ne souhaitant visiblement pas rentrer dans une polémique.
Le malthusianisme en bruit de fond
Certes, il existe des écologistes qui sont restés fidèles au discours malthusien, au nombre desquels on compte l’ex-député des Verts Yves Cochet. Ce dernier a déclaré en 2009 que, étant donné qu’un enfant européen a « un coût écologique comparable à 620 trajets Paris-New York », il conviendrait de faire voter une directive « Grève du troisième ventre » pour inverser l’échelle des prestations familiales. Déclaration qui suscita alors rejet et dédain aussi bien dans les médias qu’au sein des mouvements écologistes.
Or, depuis peu, ce thème refait surface pour accompagner le discours apocalyptique sur le climat. La perspective de la fin du monde appelle à des mesures radicales, comme en témoignait, dans la revue BioScience de décembre 2017, la publication du « cri d’alarme de 15 000 scientifiques pour sauver la planète ». « Il sera bientôt trop tard…», titrait la une angoissante du Monde qui s’en faisait l’écho. Dans ce manifeste, « les scientifiques appellent l’humanité à changer radicalement de mode de vie » afin d’« éviter une misère généralisée et une perte catastrophique de biodiversité ». Ce cri d’alarme est censé nous faire prendre conscience que « nous mettons en péril notre avenir en refusant de modérer notre consommation matérielle intense » et en raison de « la croissance démographique rapide et continue », qui serait « l’un des principaux facteurs des menaces environnementales et même sociétales ». Les signataires stigmatisent ainsi « l’humanité » qui a échoué à « limiter adéquatement la croissance de la population ».
Ce thème reparaît en octobre 2018, lorsque l’AFP publie sur Twitter une infographie intitulée « Comment réduire son empreinte carbone ? », qui présente l’abandon de sa voiture à essence ou le renoncement à un vol transatlantique comme des mesures bien moins efficaces pour alléger ses émissions de CO2 que…« d’avoir un enfant en moins »! En réponse aux nombreuses réactions indignées, Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef adjoint de l’AFP en charge des réseaux sociaux, s’est défendu de toute propagande malthusienne : « Nous ne faisons que relayer le résultat d’une étude publiée dans une revue scientifique de référence. Je regrette que l’on nous accuse de faire la promotion du malthusianisme. Il y a une source, l’AFP ne dit rien, nous relayons simplement. » Mais il en convient tout de même : « On peut admettre qu’il aurait peut-être fallu mieux expliquer, mieux contextualiser l’étude. »
En ce même mois d’octobre, c’est au tour de 22 scientifiques de publier dans Le Monde une tribune invoquant la nécessité absolue de « freiner la croissance de la population (…) pour sauver l’habitabilité de notre planète d’un désastre annoncé. Car il n’y a pas de planète B ». « C’est sans doute le défi le plus important que nous ayons collectivement à résoudre dans les vingt prochaines années », alerte le texte.
Le néo-malthusianisme pour préserver la planète
Depuis lors, différents médias se sont emparés de ce sujet pour couvrir cette « nouvelle » façon de préserver la planète. Ainsi, en novembre 2018, le journal Libération proposait un long dossier intitulé « Moins d’enfants pour sauver la planète ? ». « Ne plus faire d’enfants pour sauver la planète, submergée par la surconsommation d’une population galopante ? Longtemps taboue, la question de la dénatalité, réactualisée par l’impératif écologique, reprend du sens », note la journaliste qui donne la parole à différents témoignages, notamment au mouvement américain des Ginks, pour « Green Inclinations No Kids », constitué de femmes qui ont décidé de ne pas procréer pour sauver la planète, qui a commencé à émerger en France. « J’ai décidé de ne pas avoir d’enfants depuis longtemps car c’est pour moi un geste égoïste qui vise à répondre à un impératif social », témoigne ainsi Anaïs, 27 ans, qui poursuit « une démarche végane et zéro déchet ». Corinne, 40 ans, va dans le même sens : « Avec mon partenaire, nous avons décidé de n’avoir qu’un enfant […]. Il y a déjà trop d’humains sur Terre.» France Info a aussi exploité la veine, en donnant longuement la parole à celles et ceux qui « par conviction écologique, (…) ont décidé de ne pas avoir d’enfant », car « on n’a pas envie de créer un petit pollueur ».
Dès l’émergence du mouvement écologiste à la fin des années 60, la question démographique a constitué l’une de ses principales préoccupations, la surpopulation étant considérée comme la menace majeure pour la planète.
Telle est également la démarche de Laure Noualhat, ancienne journaliste de Libération et par ailleurs militante décroissante, qui a profité de la médiatisation que lui a value sa coréalisation avec Cyril Dion du film Après Demain sur France 2, pour déclarer dans les colonnes de L’Obs: « Ne pas faire d’enfant, ce n’est pas seulement une lubie d’écolo radicale mal baisée, c’est aussi un truc philosophique d’empathie avec l’ensemble du vivant. Depuis qu’on est là, on a privé les autres organismes vivants d’écosystèmes viables. » Auteure d’un livre consacré à la GPA, Lettre ouverte à celles qui n’ont pas (encore) d’enfant (Plon, 2018), Laure Noualhat expose son arithmétique malthusienne : « C’est une infinité de CO2 qu’on évite quand on ne fait pas d’enfant, parce que ces enfants feront des enfants qui feront eux-mêmes des enfants. » Et de conclure : « C’est une façon de me dire que je ne participe pas, plus longtemps que mon existence, à la destruction d’un joyau dans l’univers.»
Encore plus radical que les Ginks
Évidemment, le néo-malthusianisme écologiste n’est pas (encore) un étendard de la mouvance écologiste. Mais le débat est à nouveau instauré, avec l’émergence d’une frange extrémiste encore plus radicale que les Ginks. « Certaines militantes vont même jusqu’à soutenir que la seule issue possible est la stérilisation définitive, pour les femmes, et la vasectomie pour leurs comparses masculins », note Le Point. À l’appui d’un article publié sur le site Vice France concernant « ces Français qui ont choisi la stérilisation volontaire pour sauver le monde », figurent plusieurs témoignages d’hommes et de femmes « contactés via les groupes Facebook “Stérilisation volontaire (Ligature, Essure, Vasectomie)” et “VHEMT Francophone (Mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité)”». Ainsi, pour David, 33 ans, qui s’est fait vasectomiser en février 2018, « mettre un bébé au monde joue non seulement sur l’exploitation animale, mais présente également un risque pour le gosse lui-même ». « Depuis janvier, les nouveau-nés reçoivent 11 vaccins obligatoires qui sont testés sur les animaux », s’indigne-t-il, avant de poursuivre : « Les enfants sont obligés de boire du lait, de finir leur viande pour être forts et répondre à des normes. On va chercher du soja transgénique pour nourrir les bêtes que les enfants mangeront avant de tomber malades. Cette qualité de vie qu’on leur offre n’est absolument pas digne d’être vécue.»
En fin de compte, la vision apocalyptique largement véhiculée par l’écologie décroissante participe autant que les médias à cette « vision dystopique de la société » que déplore Steven Pinker, entraînant avec elle des choix politiques qui se nourrissent de nostalgie. L’essor de l’agriculture biologique, auquel on a assisté ces dernières années, n’en est-il pas un excellent marqueur ?