« Stupéfaite par la levée de boucliers suscitée par la diffusion, le 17 janvier sur France 2, d’une édition du magazine Envoyé Spécial consacrée au glyphosate, Elsa Margout, la directrice des magazines de l’information de France Télévisions, est convaincue que l’émission a été la cible d’une “campagne de dénigrement”», relatent Stéphane Horel et Stéphane Foucart dans un article paru dans Le Monde du 31 janvier 2019. Pour Elsa Margout, en effet, il n’y a aucun doute possible : l’émission a fait l’objet d’une attaque organisée par « des centaines de comptes anonymes, récents et avec très peu d’abonnés, [qui] ont systématiquement répercuté sur Twitter les éléments de langage de certains lobbys, créant un effet de masse et un effet d’entraînement impressionnant ». La directrice de France Télévisions affirme que « ce qui s’est produit a atteint des proportions très inhabituelles. Personne, à France 2, n’avait jamais vu un documentaire se faire attaquer de cette manière sur les réseaux sociaux, y compris par des confrères, avant même d’être diffusé ». Et elle juge regrettable que le magazine ait subi « des accusations de “fake news” et de complotisme basées sur des contre-vérités factuelles ».
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Se proposant de vérifier la véracité de tels propos, le site Chèvre Pensante, qui se veut à l’affût des « bhêee cognitifs », a eu besoin d’une centaine d’heures d’examen pour analyser chacune des accusations de la chaîne publique. Résultat ? France2 a tout faux !
Ce que disent les chiffres
S’il est avéré que l’émission a suscité une très forte critique, il n’en reste pas moins difficile de savoir dans quelle mesure cette situation est inédite. Ce dont on est sûr, en revanche, c’est que, alors que 30% des 941 commentaires valides émettent un jugement critique, une majorité de 63% semble plutôt la soutenir. Difficile, donc, d’établir le constat d’un « torrent de critiques » quand il y a deux fois plus de commentaires qui apportent leur soutien à l’émission !
En outre, il n’y a aucune différence significative dans le nombre de messages par personne, les opposants en ayant rédigé 1,37 en moyenne, contre 1,26 pour les soutiens de l’émission. Une analyse plus détaillée sur la nature des comptes tend, elle aussi, à démentir les propos de France2. En tout état de cause, on ne relève absolument rien qui laisse suggérer une opération de « trolls », ces « internautes qui empoisonnent les débats sur Internet avec des remarques inappropriées ou provocantes » selon le Petit Larousse.
La tactique consistant à qualifier de trolls l’ensemble des contradicteurs ne supporte pas une analyse des faits. Il est vrai que France Télévisions n’avait apporté aucune preuve à l’appui de ses affirmations.
En effet, on n’observe aucune différence significative entre le nombre d’abonnés pour les comptes critiques et les comptes en faveur de l’émission (en moyenne de 410 abonnés chez les critiques contre 373 pour les soutiens et 358 pour les neutres). Mais surtout, la proportion de comptes avec moins de 100 abonnés est de 43% chez les critiques contre 61 % chez les soutiens de l’émission (et 57% pour les neutres). « La proportion de comptes avec très peu d’abonnés, ou très peu de tweets, ou avec un rapport abonnés/abonnements très bas, est à chaque fois plus faible chez les opposants de l’émission », constatent les auteurs de l’étude. S’il y a eu mobilisation de trolls, ce serait donc plutôt du côté de France 2 et de la mouvance anti-glyphosate…
L’analyse des comptes anonymes vient confirmer cette tendance. Car, comme France Télévisions omet de le signaler, la proportion de comptes Twitter anonymes est davantage marquée chez les soutiens de l’émission, où elle atteint 93 %, que pour les comptes ayant émis un avis critique, avec 71 %, ces derniers étant même inférieurs aux 87 % des comptes neutres. De fait, l’argument de « comptes anonymes» n’est pas très pertinent puisque l’anonymat est plutôt la norme sur Twitter, contraire- ment à d’autres réseaux sociaux, tel Facebook.
Quoi qu’il en soit, il ressort de l’analyse que les comptes critiques ont nettement plus souvent indiqué leur profession que ne l’ont fait les soutiens de l’émission: 29% pour les critiques contre à peine 7 % chez les soutiens. On apprend ainsi que presque 60 % des avis critiques de l’émission proviennent du monde agricole, suivis de 19 % émanant du monde scientifique. Rien de très étonnant au regard du sujet traité par l’émission.
Comme un château de cartes
Elsa Margout se trompe également lorsqu’elle prétend que les comptes critiques sont récents. « Aucun des 206 comptes critiques valides ne date de 2019, c’est-à- dire quelques jours à peine avant l’émission. Seuls 14 % se sont inscrits en 2018, les 86 % restants sont donc relativement anciens », notent les auteurs.
Enfin, l’examen des prétendus trolls infirme encore les accusations de France Télévisions. « Afin d’identifier précisément les cas signalés par France Télévisions, nous avons “traduit” cette description en différentes variables que nous avons appliquées à l’ensemble des 715 comptes Twitter valides », indique le site Chèvre Pensante, qui explique avoir retenu des critères très larges afin de s’assurer « qu’aucun cas ne passera entre les mailles du filet ».
« L’application de ce filtre nous renvoie six comptes possiblement “trolls” selon les critères de la chaîne (sur un total de 205 comptes critiques, soit 3 %). Aucun n’a publié plus de 3 tweets en réponse à Envoyé Spécial, et seulement 2 ont été créés quelques semaines avant l’émission », constatent également les auteurs.
Enfin, l’affirmation de France 2 sur les éléments de langage qui auraient été « systématiquement répercutés sur Twitter » ne tient pas davantage la route. En effet, « l’analyse sémantique des 941 tweets valides […] ne suggère pas l’existence d’éléments de langage particuliers », note encore l’étude.
Dur constat, qui confirme que la tactique consistant à qualifier de « trolls » l’ensemble des contradicteurs ne supporte pas une analyse des faits. Il est vrai que France Télévisions n’avait apporté aucune preuve à l’appui de ses affirmations. « Compte tenu des différences majeures entre leur version et les faits observés, nous nous demandons même s’ils ont réellement lu les commentaires », en viennent à se demander les auteurs de l’étude. Bonne question !