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Agroécologie : attention aux promesses prématurées ! #1

Les abeilles peuvent-elles remplacer les pesticides ? Telles sont les conclusions suggérées par une étude du CNRS. Décryptage de Philippe Stoop

Philippe Stoop est directeur Recherche & Innovation de la société iTK et membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France (AAF).  Le contenu de cet article n’engage que son auteur.

À lire aussi : Agroécologie : attention aux promesses prématurées, #2 ! Diversité des adventices et pertes de rendement

La France a décidé d’engager son agriculture dans une transition agroécologique, au motif que les citoyens attendraient qu’elle permette de « sortir des pesticides ». De fait, certaines publications scientifiques récentes suggèrent qu’exploiter les services écosystémiques (pollinisation par les insectes, protection des cultures par les auxiliaires naturels) serait en mesure de remplacer les produits phytosanitaires. Mais alors, pourquoi ces pratiques ne sont-elles pas adoptées par les agriculteurs ? L’examen détaillé de quelques-uns de ces travaux permet d’évaluer l’ampleur des efforts qu’il reste encore à faire pour exploiter ces services écosystémiques… quand il ne démontre pas purement et simplement qu’il s’agit là de fausses promesses.

Tel est le cas d’une étude récente, dont le titre affiche clairement les ambitions agroécologiques : « La pollinisation par les abeilles surpasse les pesticides pour le rendement et la profitabilité du colza ».

Réalisée par le Centre d’études biologiques de Chizé (CEBC), dans les Deux- Sèvres, cette étude prétend que la quantité d’abeilles présentes sur les parcelles de colza a un effet déterminant sur le rendement (+ 35 %, d’après le communiqué de presse de l’INRA). De plus, elle suggère que l’effet des pesticides serait antagoniste de celui des pollinisateurs.

Pour les non-agronomes, la conclusion paraît évidente : il faut d’urgence arrêter l’emploi des pesticides sur le colza, pour laisser les abeilles faire leur œuvre bénéfique. Mais pour les agronomes, cette conclusion semble pour le moins hâtive… Ce que confirme un décryptage des différentes étapes du raisonnement des auteurs.

Une « démonstration » absurde

Comme dans ses études précédentes sur la rentabilité des pesticides, le CEBC s’est contenté de chercher s’il y avait une relation entre le nombre de traitements appliqués sur les parcelles et leur rendement.

Pourtant, tous les agronomes savent depuis bien longtemps que ce type de relation n’existe jamais dans la réalité, pour une raison bien simple : toute parcelle agricole a un rendement potentiel qui est déterminé par son sol, son climat, et le potentiel génétique de la variété qui y est cultivée. Les traitements pesticides, s’ils sont utilisés, n’ont pas pour but d’augmenter le rendement, mais simplement de préserver ce potentiel.

Or, chacun de ces traitements ne vise qu’une cible, parmi les nombreux ravageurs potentiels de la culture concernée. De plus, le risque de maladies ou de ravageurs peut varier énormément d’une année à l’autre et d’une parcelle à l’autre, le plus souvent sans rapport avec le rendement potentiel. Quand on compare des parcelles ayant le même niveau de protection phytosanitaire, on agrège donc des situations totalement différentes, avec certaines parcelles ayant un potentiel de rendement fort ou faible, d’autres où tous les traitements étaient bien justifiés, et d’autres encore où certains traitements étaient inutiles… mais aussi des parcelles où les traitements insecticides ont eu un fort effet sur le rendement, mais où la fertilisation a péché !

Pour savoir si un traitement a eu un effet favorable sur le rendement d’une culture, il est indispensable de connaître son potentiel de rendement ainsi que le niveau des contaminations d’insectes ou de maladies auxquelles elle a été exposée (avant traitement, évidemment). Or, aucune de ces informations n’a été prise en compte par les chercheurs du CEBC.

Un peu comme si un épidémiologiste cherchait une relation entre les médicaments consommés et l’état de santé des patients sans distinguer les pilules homéopathiques prises par des hypocondriaques et les chimiothérapies prescrites pour des cancers. Sans doute ne trouverait-il aucune relation positive entre médicaments et santé, et mettrait-il même en évidence une relation négative : les personnes en mauvaise santé consomment plus de médicaments en moyenne que les personnes saines. Est-ce que cela prouve pour autant que les médicaments n’ont aucun effet sur la santé ?

Où est la cause, où est l’effet ?

De même, l’affirmation du CEBC sur les gains de rendement permis par les abeilles repose simplement sur une corrélation statistique avérée : il est exact que les parcelles avec une forte densité d’abeilles ont en moyenne un rendement sensiblement plus élevé. Mais une corrélation n’a jamais suffi pour démontrer une causalité. C’est pourtant ce que font les auteurs et, de façon encore plus explicite, le communiqué de presse de l’INRA, qui affirme que « des chercheurs de l’INRA et du CNRS montrent que la pollinisation entomophile permet d’augmenter les rendements de colza en moyenne de plus de 35 % ». Sauf que rien dans l’étude ne permet de démontrer un tel effet de la pollinisation entomophile sur le rendement. D’ailleurs, est-il seulement vraisemblable ?

L’examen de la relation entre le nombre d’abeilles et le rendement (fig.1) montre tout d’abord que la corrélation observée est en fait très médiocre. De plus, la distribution des points ne plaide guère en faveur d’un effet important des abeilles sur le rendement : parmi les parcelles ayant un rendement supérieur à la moyenne (3,1t/ha), on trouve plus de parcelles avec une faible présence d’abeilles que de parcelles à forte présence. La corrélation positive entre abeilles et rendement est due au fait que les parcelles à forte densité d’abeilles n’ont presque jamais de rendement bas. Or, c’est d’autant plus surprenant que rien ne permet de comprendre par quel miracle la pollinisation assurée par les abeilles protégerait à ce point les parcelles de colza contre les multiples accidents climatiques, nutritionnels ou sanitaires, qui peuvent frapper cette culture.

Par ailleurs, d’après les références bibliographiques produites par les auteurs, un effet majeur de la pollinisation entomophile sur les rendements du colza est très improbable. En effet, ces études montrent que la pollinisation par les insectes n’a qu’un effet mineur sur les rendements du colza, en particulier chez les variétés hybrides, qui sont très prédominantes dans l’étude du CEBC. Compte tenu de ces références, il est peu probable que les différences d’abondance d’abeilles entre les parcelles aient produit un différentiel de rendement supérieur à 5 %.

D’où vient alors l’indéniable corrélation entre abondance des abeilles et rendement, observée dans cet article ? En fait, il existe une autre cause possible, bien plus vraisemblable que l’amélioration de la pollinisation, mais que les auteurs n’évoquent pas: une corrélation commune de ces deux variables avec leur vrai facteur causal: la densité de fleurs par m2.

Les parcelles qui abordent le printemps avec une bonne densité de pieds et de fleurs attirent de ce fait plus d’abeilles que les parcelles moins florifères. Elles obtiennent ainsi en fin de compte des rendements nettement plus élevés que la moyenne, car elles ont déjà franchi avec succès les périodes de risques majeurs que représentent l’automne et l’hiver. De plus, leur nombre élevé de fleurs leur permet de mieux résister aux accidents possibles en fin de cycle. Dans cette hypothèse, il n’y aurait aucune relation de causalité entre abeilles et rendement : c’est au contraire la forte présence d’abeilles qui serait une conséquence du potentiel de rendement élevé des parcelles les plus florifères.

Un artefact statistique, sans signification concrète

Le second point de l’argumentation des auteurs qu’il est nécessaire d’examiner, consiste à savoir si les insecticides utilisés dans ces cultures ont vraiment un effet néfaste sur les abeilles. La formulation des auteurs, selon laquelle les pesticides auraient un effet antagoniste de celui des abeilles, peut le laisser croire. Pourtant, leur figure 2 montre bien qu’il n’y a aucune relation entre le nombre d’insecticides appliqués et l’abondance des abeilles.

Alors, pourquoi les auteurs parlent-ils d’« interaction négative entre abeilles et pesticides » ? En fait, il s’agit d’une interaction négative entre l’effet des abeilles et celui des pesticides dans leur modèle multivarié censé expliquer le rendement. Cette interaction entre abeilles et insecticides est donc l’interaction entre deux facteurs distincts. D’abord, un « effet » non significatif (celui des insecticides sur le rendement), dû à l’incohérence de l’hypothèse de départ (les insecticides auraient un effet direct sur le rendement). Ensuite, un « effet » significatif (celui des abeilles sur le rendement), mais dont nous avons vu qu’il n’est sans doute que très faiblement dû à un réel effet de causalité.

Il s’agit donc d’un pur artefact statistique, sans aucune signification concrète pour l’agriculteur.

Des affirmations qui ignorent l’état de l’agriculture raisonnée

Les méthodes employées dans cette étude relèvent des statistiques purement observationnelles, couramment pratiquées en écologie, où l’on étudie les variables d’état d’un écosystème dans sa globalité, sans le perturber. L’inconvénient de telles méthodes est que, s’il est facile d’observer des corrélations statistiques entre variables, il l’est beaucoup moins de démontrer des relations de causalité entre elles. À l’opposé, l’agriculture raisonnée s’est construite à partir d’expérimentations réductionnistes (on étudie un seul facteur à la fois, toutes choses égales par ailleurs) et interventionnistes (on partage un champ en plusieurs sous- parcelles, sur lesquelles on fait varier résence de ravageurs et/ou les traitements réalisés). Ce type d’expérimentations risque d’ignorer, à tort, un facteur dont l’importance a été négligée (par exemple, le rôle des abeilles), mais, pour les facteurs étudiés, il permet d’établir sans ambiguïtés des relations de causalité (par exemple, entre la densité de population d’un insecte ravageur et la perte de rendement qu’il provoque). C’est ce qui a permis d’identifier les seuils de nuisibilité à partir desquels un traitement insecticide sur colza devient rentable pour l’agriculteur (voir le site web EcophytoPIC ).

L’étude du CEBC étant de toute évidence particulièrement fragile sur la démonstration des causalités, aussi bien pour l’effet des abeilles sur le rendement que pour celui des insecticides sur les abeilles, l’affirmation des auteurs selon laquelle les pesticides pourraient être rem- placés par l’effet positif des abeilles demeure passablement hasardeuse, surtout quand elle contredit les connaissances actuellement admises sur la nuisibilité des insectes ravageurs.

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