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La merveilleuse aventure des pionniers de CRISPR-Cas9

Article modifié le 7 octobre 2020

Le prix Nobel de chimie a été décerné cette année à la Française Emmanuelle Charpentier et à l’Américaine Jennifer Doudna pour leurs travaux sur les « ciseaux moléculaires ». L’Académie suédoise a ainsi récompensé les deux chercheuses pour la mise au point du système universel d’édition du génome Crispr-Cas9.

Agriculture & Environnement leur avait consacré un article en juin 2017, pour relater cette « merveilleuse aventure ».

Pendant qu’une poignée de fanatiques hostiles aux OGM ont pris en otage le débat sur les biotechnologies végétales, plusieurs équipes de chercheurs traçaient le chemin de la révolution du siècle : l’édition du génome.

Le 28 mars dernier, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a adopté un rapport intitulé « Les enjeux économiques, environnementaux, sanitaires et éthiques des biotechnologies à la lumière des nouvelles pistes de recherche ».

Présenté par le député socialiste Jean-Yves Le Déaut et par la sénatrice LR Catherine Procaccia, ce document de 300 pages fait le point sur l’état actuel de la recherche en biotechnologies et sur ses applications tant dans le domaine de la médecine que dans celui de l’agriculture. Plus de 220 personnes en France et à l’étranger ont été rencontrées pendant les quinze mois d’auditions nécessaires pour réaliser ce rapport, qui constitue certainement à ce jour l’une des meilleures synthèses sur les biotechnologies et leur avenir.

Ce travail était indispensable. D’une part, il a permis au rapporteur de proposer une vingtaine de recommandations (notamment la reprise des expérimentations d’OGM en plein champ), et d’autre part, parce qu’il intervient alors que le sort des nouvelles techniques de sélection variétale (New Breeding Technologies ou NBT) est en cours de discussion à l’échelle communautaire. À la fin de l’année 2017, les juristes de la Cour de justice de l’UE doivent en effet statuer sur le cadre réglementaire de ces techniques d’édition du génome (genome editing), qui reposent sur des systèmes très différents de celui de la transgenèse dite classique, soumise pour sa part à la directive 2001/18.

« Nous sommes loin de la découverte de la double hélice d’ADN par Cricks et Watson en 1953 », notent les auteurs du rapport. Avec l’apparition des NBT, les biotechnologies entrent en effet dans une ère nouvelle. « Après les méganucléases, les doigts de zinc et les TALEN, la dernière génération CRISPR-Cas9 et CRISPR-Cpf1 représente une véritable rupture technologique, comme on en connaît peu par décennie, par siècle », indique le rapport. Fruits de la recherche fondamentale à partir du mécanisme de défense des bactéries contre les phages – des virus tueurs de bactéries–, les systèmes CRISPR (Cas9 et Cpf1) associent un ciseau moléculaire à un guide ARN qui permet des modifications précises au gène près. Le ciseau, c’est l’enzyme Cas9 qui découpe l’ADN, tandis que le guide est constitué de deux molécules d’ARN, nommées crRNA et tracrRNA, qui déterminent l’endroit d’intervention avec une précision remarquable. La compréhension de la fonctionnalité des systèmes CRISPR est somme toute encore très récente, puisqu’elle date de 2005. Et pourtant, son histoire est passionnante.

La saga de CRISPR

Cette fantastique saga débute en 1989 dans le petit port de Santa Pola, situé sur la Costa Bianca espagnole. Francisco Mojica, un doctorant de l’université d’Alicante, observe alors dans le génome d’un archée – un micro-organisme unicellulaire constitué d’une cellule qui ne comprend ni noyau ni organites – une curieuse séquence constituée d’une répétition de trente bases, chacune étant séparée par des zones baptisées « espaceurs ». Captivé par cette découverte, le jeune étudiant de 28 ans consacre une décennie à s’interroger sur la fonction de cette séquence, qu’il retrouve dans plus de vingt autres organismes, dont des bactéries de type Escherichia coli.

L’énigme s’épaissit en 2003 lorsqu’il découvre la présence d’ADN de virus dans ces espaceurs. Il émet alors l’hypothèse que cette structure – d’abord baptisée SRSRs pour Short Regularly Spaced Repeats et ensuite CRISPR pour Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats – joue un rôle essentiel dans le système immunitaire adaptatif des organismes afin de les protéger contre des infections virales. Mojica rédige un article à ce sujet, qu’il adresse à plusieurs revues scientifiques. La prestigieuse revue Nature refuse sa publication, tout comme quatre autres grandes revues de renommée internationale. Aucun intérêt, estiment en chœur les responsables de ces grands titres. Dix-huit mois plus tard, le 1er février 2005, Mojica obtient gain de cause grâce au Journal of Molecular Evolution, qui publie son article.

Au service du ministère de la Défense

À cette époque, les « espaceurs » de différentes bactéries font déjà l’objet de recherches de la part de plusieurs équipes, dont celle de deux chercheurs français, Gilles Vergnaud et Christine Pourcel. Une mission leur a été confiée par le ministère de la Défense dans le cadre du programme de lutte contre la guerre biologique. Ayant accès à une banque de données de microbes unique au monde (notamment à différentes souches de bacilles de la peste, Yersinia pestis), les deux chercheurs confirment l’hypothèse de Mojica. Ils estiment que « les systèmes CRISPR pourraient sevir de mémoire à des agressions passées ». De son côté, Alexander Bolotin, un bio-informaticien de l’INRA d’origine russe qui travaille sur les bactéries lactiques, soumet un article (publié en septembre 2005) dans lequel il tente d’apporter une explication – audacieuse mais finalement erronée – sur le mécanisme d’immunité que confèrent les systèmes CRISPR à leur hôte.

Dans un laboratoire de yaourts

Une quatrième équipe marque également la « préhistoire » des systèmes CRISPR : celle de deux autres chercheurs français, Philippe Horvath et Rodolphe Barrangou, qui travaillent sur les contaminations bactériennes dans les yaourts au sein de Danisco, une filière du Groupe DuPont. Leur mission consiste à développer des méthodes d’identification des souches bactériennes et de dépistage des infections de bactériophages dans les cultures industrielles utilisées pour la fermentation laitière. Comprendre comment certaines souches, notamment S. thermophilus, se protègent contre ce type d’attaques, comporte un intérêt à la fois scientifique et économique. Dès 2004, ils observent eux aussi une corrélation entre la présence d’ADN de virus bactériophages dans les espaceurs et la capacité des bactéries à résister à ces virus.

« Philippe Horvath et Rodolphe Barrangou ont montré que, quand les bactéries se vaccinent contre les bactériophages, elles acquièrent des nouveaux espaceurs issus du nouveau génome viral. Quand sont rajoutés des espaceurs, la bactérie est en quelque sorte “vaccinée” ; quand ils sont enlevés, elle n’est plus protégée. Et quand les espaceurs sont transplantés, la sensibilité aux phages des bactéries est échangée », explique Jean-Yves Le Déaut dans son rapport. En 2009, les deux chercheurs confirment la possibilité du transfert d’un CRISPR d’une bactérie à une autre, et constatent la possibilité de « reprogrammer » le système immunitaire de la bactérie hôte. Désormais, il est clairement établi que les CRISPR sont des sortes de bibliothèques qui gardent en mémoire l’ADN d’un bactériophage, utilisé ensuite dans la réponse immunitaire.

Le génie d’Emmanuelle Charpentier consiste non seulement à avoir démontré le fonctionnement du mécanisme exact d’une protéine capable de couper de l’ADN, mais surtout d’avoir démontré qu’il est possible de construire un ARN guide in vitro pour trouver une séquence de l’ADN.

Sauf qu’aucune de ces équipes n’a réussi à démontrer comment fonctionne le mécanisme d’immunité. Malgré toutes les études approfondies sur le système CRISPR, il manquait en effet une pièce du puzzle. Elle a été découverte en 2012 par l’équipe de la microbiologiste française Emmanuelle Charpentier et de Jennifer Doudna, professeure de biochimie et biologie moléculaire à l’université de Californie à Berkeley.

Son génie consiste non seulement à avoir démontré le fonctionnement du mécanisme exact d’une protéine – l’enzyme Cas9 – capable de couper de l’ADN, mais surtout d’avoir démontré qu’il est possible de construire un ARN guide in vitro pour trouver une séquence de l’ADN cible afin de le couper ou de le réparer. Ces travaux ont fait l’objet d’un article publié dans Science le 28 juin 2012. Il était temps, car d’autres équipes étaient sur la même piste. Comme celle du neuroscienti que et généticien américain Feng Zhang, qui a proposé un article sur la modification ciblée du génome sur les mammifères. Et celle de George McDonald Church, professeur de génétique à la Harvard Medical School, qui a soumis un article sur la modification ciblée du génome avec CRISPR-Cas9 chez les êtres humains. Ces publications resserrées dans le temps sont à l’origine d’une véritable guerre de brevets entre ces différentes équipes. Il est vrai que les enjeux économiques sont immenses.

Ce qui distingue les systèmes CRISPR des autres systèmes (comme les doigts de zinc ou les TALEN) n’est pas tant leur capacité à couper l’ADN à un endroit spécifique que leur facilité d’usage pour un coût incroyablement faible (de l’ordre de 10 euros, contre 50000 euros pour la méganucléase, 5 000 euros pour les doigts de zinc et 1000 euros pour les TALEN). Contrairement aux systèmes antérieurs, le système CRISPR ne nécessite aucune connaissance en ingénierie des protéines. « On trouve sur internet des kits prêts-à-monter CRISPR-Cas9 “do it yourself” », poursuivent les auteurs du rapport parlementaire. Découverts en 2012, les CRISPR-Cas9 ont permis les premiers essais sur les poissons zèbres et les cellules humaines à peine un an plus tard.

En moins de sept ans – de 2005 à 2012 –, une petite poignée de chercheurs travaillant sur des sujets aussi éloignés que la guerre biologique, les yaourts et les archées, ont ainsi réussi à développer un outil permettant de révolutionner le génie moléculaire, qui s’inspire de ce qui existe dans la nature. « Depuis, c’est l’explosion du nombre d’articles sur toutes les applications possibles de CRISPR dans les plantes, les animaux, les êtres humains », constate le rapport parlementaire. Les essais se sont multipliés partout. « Les champs d’application des nouvelles technologies de modification ciblée du génome sont très prometteurs en thérapie génique, pour l’homme, ou en amélioration d’espèces végétales ou animales, pour l’alimentation, mais aussi dans d’autres domaines comme les matériaux, la chimie ou l’énergie. Le traitement de maladies jusqu’alors incurables va devenir possible. Les opérations de sélection variétale qui prenaient jusqu’à présent des décennies pourront bientôt être réalisées en quelques mois seulement », constate le rapport.

Ce qui distingue CRISPR des autres systèmes, c’est le coût de son usage : de l’ordre de 10 euros, contre 50000 euros pour la méga-nucléase, 5000 euros pour les doigts de zinc et 1000 euros pour les TALEN.

La France à la traîne

Selon une étude de Nicole Haeffner-Cavaillon, chercheuse à l’Inserm, plus de 2500 documents concernant CRISPR-Cas9 ont déjà été publiés dans le monde, dont 289 aux États-Unis, 122 en Chine, 67 au Japon et 57 en France. Parmi les 283 publications mondiales ayant un très fort impact, la France se classe en sixième position, avec 11 publications, contre 202 pour les États-Unis, 48 pour la Chine, 22 pour l’Allemagne, 20 pour le Japon et 13 pour la Corée du Sud. « Bien que la France soit à l’origine de la découverte de CRISPR- Cas9, elle prend du retard », déplore le député Jean-Yves Le Déaut. « De nombreux chercheurs français ont dit aux rapporteurs qu’en biotechnologies, la recherche fondamentale française était très performante, mais que la recherche appliquée avait tendance à se délocaliser, aux États-Unis ou ailleurs », poursuit le rapport. Il relève que dans le domaine des biotechnologies, « la France sert de fournisseur de brillants post-doctorants aux jeunes pousses (start- ups) californiennes ou bostoniennes ». Des propos que confirme Emmanuelle Charpentier, qui explique s’être expatriée en Suède puis en Allemagne en raison des « meilleures conditions de recherche que dans les instituts équivalents en France ».

Vingt années de guerre de sape

Plus de vingt années de guerre de sape sur les biotechnologies ont bien entendu laissé des traces dans le paysage français. Ce drame, qui a abouti à la démission et aux compromissions des responsables politiques, est longuement relaté dans le rapport parlementaire. « Depuis trente ans, les rapporteurs constatent que ceux qui, dès 1988, parlaient de “nourriture Frankenstein”, ont gagné leur pari, puisqu’il n’y a plus en Europe, sauf en Espagne, de culture significative de plantes génétiquement modifiées », peut-on y lire. « Alors qu’à la fin des années 1990, on comptait plus de 800 essais en champ de cultures d’OGM en France, le dernier essai en plein champ s’est terminé en 2013, avec l’arrêt par l’INRA de ses cultures de peupliers d’Orléans », déplorent les parlementaires.

Il n’est donc pas surprenant que l’un des premiers pays à avoir tenté l’expérience CRISPR-Cas9 pour modifier des céréales ne soit pas la France, mais la Chine. L’une des scientifiques les plus en vue en Chine, notamment grâce aux succès qu’elle a obtenus dans la modification du génome du blé, du riz et du maïs, Gao Caixia, a en effet réussi un véritable exploit : obtenir un blé résistant au mildiou. Le blé étant une plante polyploïde, c’est-à-dire constituée de trois génomes, la prouesse consistait à isoler et inhiber le gène visé dans les trois génomes simultanément. Précisément ce que permettent les techniques de modifications ciblées de type CRISPR…

D’autres résultats ont déjà vu le jour dans le domaine du végétal, comme un champignon américain modifié pour ne pas brunir, ou un concombre israélien résistant à une série de virus de la famille des potyvirus. Enfin, en octobre 2016, les autorités américaines ont autorisé la commercialisation d’un maïs ne produisant plus que de l’aminopectine, estimant que cette modification du génome n’entrait pas dans le cadre de la législation sur les OGM.

Cette position est d’ailleurs celle retenue par les parlementaires auteurs du rapport, qui appellent à une clarification rapide de la part de l’Union européenne sur ce dossier. Un sujet très sensible, comme en témoigne le fait qu’il est en discussion depuis dix ans !

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