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Biodiversité : la disparition des insectes en question

L’agriculture est fréquemment désignée comme le principal moteur de la disparition des insectes. André Fougeroux, membre de l’Académie d’Agriculture de France, dresse pour A&E un constat plus nuancé

Les chiffres avancés sur le nombre estimé d’insectes dans le monde sont extrêmement variables, puisqu’ils oscillent entre 3 et 30 millions d’espèces non identifiées 1. Le nombre total d’espèces d’insectes sur Terre n’étant pas connu, il ne peut donc qu’être évalué avec beaucoup de précautions, à savoir entre 4 et 8 millions2. En revanche, environ 1 million d’espèces d’insectes ont été identifiées parmi les 1,7 million d’organismes vivants recensés sur la planète. Les insectes constituent donc, à ce jour, le groupe le plus abondant en nombre d’espèces, soit 62 % de la faune connue.

Parmi eux, certains sont beaucoup mieux connus que d’autres, comme par exemple les coléoptères et les lépidoptères (papillons). Aux insectes, il convient d’ajouter les arachnides (araignées et acariens) qui jouent aussi un rôle important dans l’environnement. Ces classes d’animaux présentent plusieurs caractères qui en font de bons indicateurs sur l’évolution des milieux : des taux de multiplication assez élevés, des capacités d’adaptation surprenantes, et, pour beaucoup d’entre eux, des aptitudes de déplacement importantes. Sur des laps de temps assez courts, il est donc possible de suivre les variations de ces « bioindicateurs » afin d’évaluer d’éventuelles modifications des conditions environnementales.

Le déclin des insectes fait l’objet de nombreux travaux donnant régulièrement lieu à des articles inquiétants, alarmistes voire catastrophistes, dans lesquels ce phénomène est souvent décrit comme une disparition pure et simple. Et les chiffres avancés donnent le tournis. Ainsi, une étude allemande3 publiée en 2017 fait état d’une baisse de la masse d’insectes volants de 75 % en vingt-sept ans. Une autre étude allemande 4, conduite sur seulement neuf ans, abonde dans le même sens en comparant 150 prairies et 140 forêts, et conclut également à une réduction aussi bien dans les milieux prairiaux que forestiers, respectivement de 78 et 17 % en nombre d’individus, de 34 et 36 % pour la richesse des espèces, et de 67 et 41 % en termes de biomasse. En Angleterre, dont la tradition naturaliste n’est plus à prouver, des relevés similaires ont été enregistrés. En France, bien qu’il y ait moins d’indications, des études plus ponctuelles montrent aussi des tendances à la réduction.

Si cette diminution des insectes semble faire l’unanimité, on constate cependant que, alors que certains groupes sont en réduction, d’autres restent stables, voire sont même en progression. C’est ainsi qu’en France, pour vingt-trois papillons, dix coléoptères, dix libellules et une sauterelle représentant des espèces d’intérêt communautaire, 35 % des évaluations concluent à un état de conservation favorable, 56% à un état de conservation défavorable et 11 % à un état inconnu.

Lire aussi : Au sujet du déclin des insectes volants

Enfin, des groupes d’insectes moins connus ou plus difficiles à étudier sont sous-représentés, aussi l’évolution de leurs populations reste-t-elle un mystère. La situation est donc complexe et on comprend la nécessité d’études globales. Au même titre que la perte de biodiversité, la diminution des insectes est un sujet sérieux qui impacte le fonctionnement des systèmes naturels et des activités humaines. Cette réduction concerne autant la disparition d’espèces que la réduction de leur abondance.

Si la diminution des insectes semble faire l’unanimité, on constate cependant que, alors que certains groupes sont en réduction, d’autres restent stables, voire sont même en progression

Une accélération depuis 1950

Saisi de cette problématique, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) a publié un rapport en décembre 2021 5. Celui-ci note que des réductions de populations d’insectes sont renseignées depuis le début du XXe siècle, mais qu’elles se seraient « accélérées dans les années 1950-1960 et ont pris des proportions alarmantes depuis deux décennies ». Qu’est-il donc possible de faire pour remédier à cette situation ?

Si l’on veut y parvenir, il est essentiel d’en identifier les causes et, si possible, de les hiérarchiser. Or, si l’on en croit les écrits parus récemment – y compris le rapport de l’OPECST –, le coupable est tout désigné. Il s’agirait de l’agriculture dite « intensive » ou «industrielle», en raison principalement de son usage des pesticides, et plus particulièrement des néonicotinoïdes (NNI), auquel le rapport de l’OPECST consacre un chapitre entier. Et si le rôle de l’agriculture constitue indéniablement un facteur important, il demeure cependant indispensable d’en faire une analyse plus approfondie.

Premier accusé : les pesticides

À la lecture du rapport de l’OPECST, la question des pesticides apparaît clairement comme la cause majeure de ce déclin. Il est vrai qu’il y a à peine quarante ans, les agriculteurs intervenaient suivant des « calendriers de traitement » ou appliquaient des traitements « sécurisants », lesquels n’étaient pas toujours nécessaires. Répandre de telles quantités d’insecticides a eu de toute évidence un effet sur les populations d’insectes…

À la vérité, un grand nombre des études citées dans le rapport traite uniquement des pollinisateurs, dont le bol alimentaire s’est drastiquement effondré

Mais ces pratiques n’ont plus cours aujourd’hui. Les progrès en matière de prévision, le coût des interventions, la mise en œuvre de toutes sortes de mesures avant, pendant et après une intervention ont conduit les agriculteurs à n’intervenir que lorsque la situation l’exige, c’est-à-dire lorsque leur source de revenu est menacée par tel insecte, champignon, limace ou adventices. Ainsi, depuis vingt ans, la baisse des volumes de produits phytopharmaceutiques est une réalité qui témoigne de cette évolution dans les pratiques. Parmi ceux-ci, les insecticides ne représentent plus qu’une infime partie (moins de 2%).

Concernant les insecticides, il faut aussi souligner que les substances actives récentes ont des spectres d’activité beaucoup plus ciblés que celles qui étaient utilisées il y a cinquante ans. À cet égard, tous les agriculteurs et les techniciens agricoles ont pu constater le retour dans leurs champs d’importantes populations d’araignées, la recrudescence des punaises, de diverses espèces de mouches, ainsi que des populations d’altises et pucerons qui ont appris à résister aux quelques insecticides restants autorisés… Curieusement, il existe peu de travaux sur les petits insectes qui ne se nourrissent pas de fleurs, alors qu’ils sont pourtant très présents dans les parcelles agricoles.

À la vérité, un grand nombre des études citées dans le rapport traite uniquement des pollinisateurs, c’est-à-dire des insectes floricoles, dont le bol alimentaire s’est drastiquement effondré. Or, étonnamment, ce rapport mentionne à peine un élément pourtant essentiel dans ce déclin, à savoir la réduction des surfaces fleuries dans les milieux agricoles. Ce facteur joue pourtant de toute évidence un rôle bien plus important que les pesticides dans la diminution de ce type d’insectes.

En effet, on constate que les paysages agricoles ont perdu de larges surfaces de plantes mellifères et pollinifères. Ainsi, sur environ 17 millions d’hectares cultivés, près de 13 millions sont occupés par des cultures n’apportant pas ou très peu de ressources florales aux insectes. C’est le cas des cultures de céréales ou de betteraves, par exemple. En revanche, la luzerne, le trèfle ou le sainfoin ont drastiquement disparu de nos paysages, et la remise en cause des élevages n’arrange guère la situation. De même, la surface de prairies permanentes, qui constituent des réservoirs stables et riches d’entomofaune, a chuté de plus de 4 millions d’hectares. Les haies, qui fournissent gîte et couvert à de nombreux insectes, ont aussi disparu dans de nombreux secteurs. Les replantations sont louables, de même que les efforts réalisés pour la mise en place de bandes fleuries, mais tout cela ne parvient pas à compenser les pertes enregistrées. Il y a donc urgence à retrouver des ressources florales dans les campagnes !

En pointant exclusivement l’agriculture intensive, on perd malheureusement de vue toutes les autres causes, se privant ainsi de solutions potentielles. Pourtant, l’étude allemande citée plus haut, qui traitait de la baisse des insectes en forêt, posait clairement la question des zones non agricoles et de la responsabilité des autres secteurs d’activité.

D’autres causes possibles

S’il reste difficile de hiérarchiser les facteurs, le rapport de l’OPECST rappelle toutefois que la pression anthropique s’est accrue ces derniers temps. L’artificialisation des sols et la fragmentation des habitats en sont les principaux moteurs. Ainsi, en 2016, les sols français s’artificialisaient à la vitesse de 19m2 par seconde ! Cette évolution n’est pas l’apanage de la France, puisqu’elle concerne toute l’Europe de l’Ouest. Or, cette réduction des surfaces disponibles, qui s’accompagne du découpage des paysages, conduit à une diminution importante des capacités d’accueil de l’environnement pour des nombreuses espèces sauvages.

En outre, le rôle des voitures ne fait l’objet d’aucune mention dans le rapport, alors que l’effet pare-brise, souvent mentionné lorsqu’on aborde la question de la disparition des insectes, confirme le rôle dévastateur des véhicules. Or, il y a en France plus de 40 millions de véhicules immatriculés – auxquels s’ajoutent ceux qui traversent quotidiennement le territoire. Un calcul théorique permet de prendre conscience du potentiel destructeur des automobiles : si chaque véhicule percute quotidiennement 1 000 moucherons, pucerons, papillons, abeilles et autres coléoptères – un chiffre très raisonnable –, 40 milliards d’insectes seraient ainsi tués chaque jour. En compilant ce chiffre sur six mois annuels d’activité des insectes, ce sont plus de 7000 milliards d’individus qui sont tués chaque année. Un désastre d’une envergure bien supérieure à ce que pourrait causer l’usage de n’importe quel pesticide !

Enfin, la pollution lumineuse, décrite par le rapport comme « omniprésente et aggravée par l’utilisation des LED », interpelle quant à nos modes de vie. Les photographies aériennes du territoire français prises de nuit sont tout à fait éclairantes en montrant à quel point nous nous sommes habitués à cette luminosité artificielle, toutes les nuits et tout au long de l’année. Pourtant, la réglementation française, dans la loi dite «Grenelle 2», mentionne, parmi les raisons de prévenir, supprimer ou limiter les émissions de lumière artificielle, les cas où celles-ci sont de nature à présenter des dangers ou à causer un trouble excessif aux personnes, à la faune, à la flore ou aux écosystèmes. La réduction de cette pollution lumineuse est aussi préconisée dans la loi Biodiversité, qui rappelle que les paysages nocturnes font partie du patrimoine commun de la nation (L.110-1 du code de l’environnement). Malgré ces dispositions, force est de constater qu’il demeure difficile de concilier les besoins de confort et de sécurité des citoyens avec la protection de la biodiversité.

Nombreux sont en effet les insectes attirés, la nuit, par les éclairages intempestifs de nos villes et villages. Et il n’est pas rare de voir ainsi des nuées d’insectes tourbillonnant autour de lampadaires et jonchant le sol au matin, épuisés par ces vols inutiles, tout comme il n’est pas rare de constater, sur des quais de gare situés en forêt, loin de toute activité agricole, qui restent éclairés toute la nuit même si aucun train ne s’y arrête, la présence de hannetons épuisés par leur vol autour des lampes. Quoique cette pollution lumineuse soit mentionnée dans le rapport de l’OPECST, elle n’est étonnamment jamais envisagée comme un « moteur principal» du déclin des insectes.

En fin de compte, n’est-il pas plus facile d’interdire les insecticides – en laissant les agriculteurs sans solution – que de limiter les constructions, de réduire le trafic routier ou d’éteindre les éclairages publics ?

Et surtout, n’est-il pas beaucoup plus populaire de souhaiter « faire évoluer les modes de production agricoles pour les rendre compatibles avec la vie sauvage » que de contraindre nos modes de vie citadins à se rapprocher de cette «vie sauvage» ?

Notes

  1. M. Martinez, B. Gauvrit, « Combien y a-t-il d’espèces d’Insectes en France ? », Bulletin de la Société entomologique de France 102(4), 1997, p. 319-332.
  2. Source Heywood-1995 in Ch. Lévêque, La Biodiversité au quotidien, éditions Quae, 2008.
  3. CA. Hallmann, M. Sorg, E. Jongejans, H. Siepel, N. Hofland, H. Schwan, et al., « More than 75 percent decline over 27 years in total flying insect biomass in protected areas », PLoS One 12 (10), 2017.
  4. S. Seibold, et al., « Arthropod decline in grasslands and forests is associated with lanscapelevel drivers.», Nature, vol.574, 2019.
  5. Les Notes scientifiques de l’Office (senat.fr).

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