Présenté partout comme le modèle idéal du libre-échange, le Brésil est devenu le paradis des banquiers, bien plus que celui des agriculteurs.
Après une année 2003 calamiteuse, qui a vu le Produit Intérieur Brut (PIB) augmenter de 0,5% seulement, le gouvernement brésilien se flatte d’avoir obtenu en 2004 un taux de croissance légèrement supérieur à 5%. Cette hausse est due principalement à la politique d’exportation des produits agricoles. Pays-modèle du libéralisme – bien qu’il soit encore un nain dans le commerce international, avec seulement 1% des échanges -, le Brésil possède déjà un palmarès agricole impressionnant. Il est en effet le premier exportateur mondial de sucre, de café, de tabac, de viande bovine et de poulet. Depuis 2001, ses exportations ont été multipliées par deux. « Ceux qui ont visité les terres et les usines du Brésil en ont eu plein les yeux », rapporte Edouard de Frotté dans La France Agricole du 15 avril 2005. Véritable « machine à cash », le secteur agricole est parfaitement géré par les grands propriétaires terriens, convaincus que le libre-échange représente une immense opportunité. « A condition que les pays riches jouent le jeu et nous laissent accéder à leurs marchés », précise Roberto Rodrigues, un grand planteur de canne à sucre, devenu ministre de l’Agriculture du gouvernement de l’ex-révolutionnaire Lula da Silva.Du haut de son poste, M.Rodrigues a transformé l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en véritable machine de guerre contre les subventions agricoles des pays riches. Lors d’une conférence de presse, le ministre de l’Agriculture a parfaitement exprimé le sens de la politique de son gouvernement : « Le Brésil défendra l’accès au marché de nos firmes agroalimentaires contre le protectionnisme des pays riches qui détruit nos emplois. Nous sommes en guerre. Une guerre sans trêves pour conquérir le marché intérieur et le marché extérieur… »
Fort de ses impressionnants résultats en matière d’exportation, le Brésil doit-il aujourd’hui crier victoire ? La réponse exige une analyse affinée préalable. Le modèle brésilien est-il un modèle durable – au sens économique du terme -, ou un mirage passager ? De nombreuses critiques ont déjà été formulées concernant les effets sociaux d’un modèle qui, encore aujourd’hui, s’avère des plus inégalitaires (1% des plus riches possèdent 45% des terres exploitées). Et comme en témoigne la consommation moyenne des ménages (dont l’augmentation a atteint à peine 3% en 2004, soit bien moins que le taux d’inflation de 7%), ce ne sont pas les classes moyennes qui bénéficient des « excellentes performances macro-économiques ». Ni visiblement l’Etat lui même, puisque la consommation publique (dépenses publiques autres que l’investissement) est tombée à son niveau le plus bas : 0,6% du PIB en 2004, contre 1,3% en 2003. Même l’investissement total (public, privé et celui des ménages) se situe à un niveau particulièrement bas pour un pays officiellement en pleine croissance : 17% du PIB en 2004, contre 43,3% pour la Chine, 32% pour le Vietnam, 24% pour l’Inde et 26% pour le Chili. Comment alors expliquer que le bon élève du libre marché, la « terreur » de l’OMC, n’investisse que modérément, alors que le pays est censé se trouver en pleine expansion ?
Un taux d’intérêt record
Contrairement à la Chine et à l’Inde, le Brésil a choisi d’assujettir sa politique économique à la « confiance des marchés internationaux ». Afin d’attirer les capitaux étrangers, la Banque nationale centrale a décidé de fixer son taux d’intérêt de base (taux SELIC) à un niveau très élevé, afin de rendre le Brésil « attractif » pour les investisseurs, en leur accordant une « prime de risques » importante. Il est vrai que la dévaluation de 50% de la monnaie brésilienne en 1999 avait effrayé les marchés financiers. De 15%, le taux SELIC est ainsi passé à 17% en décembre 2004, puis à 19,75%, le 14 juin 2005. Il est le plus élevé au monde, portant le taux d’intérêt réel (la différence entre le taux de la Banque nationale et l’inflation à 6,3%) à environ 13%, alors que dans la zone euro et aux Etats-Unis, ce taux d’intérêt réel est quasiment nul ; et même négatif au Japon. Ces deux hausses successives de 2% du taux SELIC ont eu pour principale conséquence d’accroître de plus de 5 milliards de dollars le service de la dette publique dans le budget national. Inutile de préciser qu’avec une telle ponction dans le budget, c’est toute la politique d’investissement public qui se trouve paralysée. Ainsi, le Président Lula se prive des moyens d’honorer ses promesses électorales, notamment celles concernant la réforme agraire. Alors qu’il s’était fixé comme objectif de donner une parcelle de terre à 430.000 agriculteurs dès 2006, seulement 80.000 familles ont bénéficié à ce jour de la réforme.Pourtant, le coût de cette réforme pour l’année 2004 (de l’ordre de 0,67 milliard de dollars) est huit fois moins élevé que le seul service de la dette ! Or, comme l’explique Patrus Ananias, ministre du Développement social, « il ne suffit pas de distribuer de la terre. Il faut aussi être en mesure d’assurer aux paysans une formation, leur donner accès au crédit. Sinon c’est l’échec assuré. »
Le paradis des banques
Cependant, il existe encore pire que ce taux de base exorbitant de la Banque centrale. En effet, les banques privées de la place de Sao Paulo et de Brasilia n’accordent de prêts qu’avec des taux d’intérêt d’environ 30% pour les entreprises, et de plus de 60% pour les personnes physiques ! Le spread (différence entre le taux des prêts bancaires et le taux de base SELIC) s’élève donc à 27% en moyenne, ce qui le rend approximativement trois fois supérieur à celui des pays d’Amérique latine et dix fois supérieur à celui des pays d’Asie du Sud-Est ! Comme l’analyse l’économiste JacquesBerthelot dans une excellente note de synthèse intitulée La vanité de la stratégie agro-exportatrice du Brésil pour rembourser sa dette externe (3), le Brésil est devenu le paradis des banques, dont le profit (environ 4,5 milliards de dollars pour les sept principales) a augmenté de 6,7% en 2003. Pourtant, leurs actionnaires ne se précipitent pas vraiment pour réinvestir dans l’économie du pays. En effet, les sorties de capitaux du Brésil ont atteint plus de 18,5 milliards de dollars en 2004, soit davantage que les 15 milliards de dollars que représentent l’ensemble des investissements directs étrangers au Brésil. En clair, plutôt que d’attirer des capitaux, la politique économique d’Henrique de Campos Meirelles, l’actuel directeur de la Banque centrale brésilienne (qui a travaillé plus de 22 ans au sein de la BankBoston International), a permis la fuite de plus de 3 milliards de dollars pour la seule année 2004 ! En outre, le coût excessif du crédit pèse lourd sur le tissu des PME, pour lesquelles le recours à l’emprunt devient de plus en plus onéreux, contrairement aux grandes entreprises qui peuvent se faire financer à l’étranger. Comme le note Stéphane Monclaire, auteur de Gouverner l’intégration : les politiques du Brésil de Lula, « on peut s’interroger sur l’opportunité d’une telle politique (…) Les chefs d’entreprise, qui avaient bien accueilli la politique de rigueur engagée au lendemain de l’élection, la jugent maintenant excessive. » En effet, la totale libéralisation des flux de capitaux a fait baisser les investissements, et non l’inverse ! De 19,3% en 2000, ceux-ci sont tombés à 17,8% en 2003, essentiellement à cause de la rentabilité supérieure des placements financiers. A la différence de l’investissement public, l’investissement privé recherche bien entendu la meilleure rentabilité possible… Au final : un délabrement croissant des infrastructures économiques et sociales du pays. Confiance des marchés oblige, la principale préoccupation de la Banque nationale est de maintenir son déficit budgétaire aux alentours de 3% du PIB, alors qu’il serait normal, pour un pays en développement, d’accepter un déficit budgétaire significatif pour permettre de financer les infrastructures nécessaires au développement économique (routes, recherche, santé, éducation, etc…).
Un transfert de richesse
Autant dire qu’avec une telle politique, il est impossible de faire face aux exigences sociales du pays. La reprise de l’emploi en 2004 (+ 3,4%) rattrape à peine les baisses intervenues les années précédentes. De même, la hausse de 15% du salaire minimum accordée par le gouvernement de Lula à partir de mai 2005 est largement inférieure aux 23% minimum nécessaires pour compenser la perte du pouvoir d’achat, et réclamés justement par les syndicats. Résultat : la consommation des ménages a chuté (de 62,3% du PIB en 1999, à 55,4% en 2003), à un niveau bien inférieur à celui des Etats-Unis ou de la France (autour de 70% du PIB).J. Carlos de Assis, chroniqueur économique au journal brésilien Tem Noticia, résume parfaitement la situation de son pays : « La combinaison de l’excédent budgétaire primaire avec des taux d’intérêt de base élevés constitue en dernière instance un expédient du gouvernement par lequel il transfère, à travers les impôts indirects, le revenu de la couche la plus pauvre de la population vers la couche la plus riche, détentrice des titres de la dette publique. » C’est ce qu’illustre parfaitement l’exemple de Carlos Augustin, l’un des premiers producteurs de graines de soja du Brésil. A la tête d’une exploitation de 30.000 hectares, cet homme d’affaires de 48 ans bénéficie de l’essentiel des soutiens budgétaires à l’agriculture, comme les prêts bonifiés, et représente le parfait modèle des latifundia qui s’est imposé jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir. De l’autre côté, 90% des 500.000 familles d’agriculteurs installées entre 1995 et 2002 n’ont même pas accès à l’eau, et 80% sont encore privées d’électricité aujourd’hui.Or, selon Geraldo Sant’ana de Camargo Barros, professeur d’économie à l’Institut d’agronomie Luiz de Queiroz, « seules les exploitations capables de se moderniser peuvent survivre dans un environnement aussi concurrentiel. » Tout cela laisse beaucoup de monde sur le bord de la route de l’Eldorado… Pour reprendre les propos d’Edouard de Frotté : « Quatre millions de paysans sont sans terre avec pour vivre un euro par jour, des fermes s’arrachent à coups de revolver et on assassine. Il est facile de brocarder nos “subventions“ quand on cultive des immensités vierges en payant les ouvriers le tiers du Smic. »
Davantage d’austérité
Or, face à cette réalité, et pour maintenir la « confiance des marchés », le gouvernement met davantage l’accent sur la réduction des dépenses sociales que sur les inégalités. Il faut éviter de creuser le déficit budgétaire. C’est en tout cas ce qu’explique sans vergogne un rapport de l’Institut de Recherche économiques appliquées (qui dépend du Ministère brésilien du plan et du budget), daté de décembre 2004 : « L’engagement à la stabilité monétaire et à l’austérité budgétaire a été fondamental pour rétablir la confiance vis-àvis du pays… Il est crucial de faire de nouveaux progrès sur la réforme de la sécurité sociale dans les années qui viennent, étant donné que les prestations sociales comptent de loin pour la part la plus grande des dépenses du budget primaire du gouvernement. » En d’autres termes, il s’agit d’augmenter davantage la partie du budget consacrée au remboursement de la dette, comme le « recommande » ouvertement un rapport publié le 25 mai 2005 par l’agence d’informations financières américaine Standard & Poors. Comme l’analyse Jacques Berthelot, « la baisse de la consommation des ménages qui en résulterait ne sera sûrement pas le meilleur moyen de relancer la croissance. »
Une autre politique
L’exemple de la politique financière de la Chine, qui a maintenu un strict contrôle des sorties de capitaux, et des taux d’intérêt réel proches de zéro, montre qu’une autre politique est possible. La comparaison des performances chiffrées des deux pays est révélatrice. En Chine, le taux de croissance du PIB a été de 8,6% de 1993 à 2003, contre 2,3% au Brésil ; en 2003, l’inflation était de 1,2% en Chine, contre 9,6% au Brésil ; de 1993 à 2003, le taux de croissance par tête d’habitant était de 7,6% en Chine, contre 1% au Brésil. Même l’espérance de vie à la naissance est supérieure en Chine (71 ans, contre 69 ans au Brésil). Enfin, le taux d’illettrisme des plus de 15 ans est de 9% en Chine, contre … 14% au Brésil ! Maurício Hashizume, de l’Agence de presse brésilienne Carta Maior, estime qu’« il est fondamental de mettre en oeuvre un changement profond de la politique macro-économique actuelle, en réduisant les taux d’intérêt et l’excédent primaire. Et en affectant ces ressources à des programmes de génération de revenus et d’emplois, à l’expansion des services publics et à la réforme agraire, l’éducation, la santé, la sécurité sociale, les logements populaires et les investissements d’infrastructures tels que la construction de routes, l’assainissement de base, l’énergie, et à d’autres politiques sociales et environnementales. »
Même au sein du gouvernement de Lula da Silva, certaines voix s’élèvent en ce sens. Lors d’une conférence de presse à Lisbone, en mai dernier, Jose Dirceu, ministre en charge du cabinet de la présidence, a publiquement critiqué la politique de hauts taux d’intérêt d’Henrique de Campos Meirelles, qui empêche tout investissement public. Depuis, comme par enchantement, un scandale financier l’a éliminé du gouvernement ! D’après le quotidien libéral O Estado de Sao Paulo, le Président lui-même aurait formulé les mêmes critiques à son ministre de l’Economie, Antonio Palaccio. En effet, outre le fait que la stratégie du Brésil, basée sur l’agro-exportation, ne garantisse pas le remboursement de sa dette extérieure, elle n’assure pas davantage la croissance économique, même inégalitaire. C’est que dans le contexte d’une libéralisation accrue des politiques agricoles, les prix des produits agroalimentaires poursuivent leur tendance longue à la baisse. En 2004, la croissance de la production agricole en valeur ajoutée brute a déjà ralenti : elle est tombée à 3% du PIB total, contre 5,2% en 2003. Cette baisse devrait se confirmer en 2005, « grâce » à la compétitivité internationale voulue par… les dirigeants brésiliens. La situation est d’autant plus absurde que le véritable marché alimentaire du Brésil ne se trouve ni en Europe, ni en Asie.
Comment peut-on en effet justifier l’exportation de 40 millions de tonnes d’aliments, alors que 56 millions de Brésiliens souffrent de la faim ?