Ce texte, revu par Michel Serres, est tiré d’une conférence du philosophe prononcée à l’occasion du colloque annuel de l’association Forum de
l’agriculture raisonnée respectueuse de l’environnement (Farre), qui s’est tenu le 11 janvier 2006 à Paris.
« J’ai des certitudes dans le domaine de la philosophie de la nature – que j’ai d’ailleurs exprimées dans mon livre Le contrat naturel -, mais j’ai également beaucoup de questions. Ces interrogations portent sur quatre thèmes : la science, la biodiversité, l’écologie et la mondialisation.
La science
Depuis très longtemps, je me suis engagé dans un travail de réflexion sur la science, puisque mon métier consiste à étudier l’histoire des sciences. La crise majeure, profonde, des rapports entre science et société a sans doute commencé avec le Manhattan Project, lorsque les grands ténors de la physique atomique se sont réunis dans un désert américain pour préparer la bombe atomique aux conséquences catastrophiques. Depuis, les accidents ou les évènements négatifs provenant de la recherche ont commencé à inquiéter la conscience universelle : non seulement la bombe atomique, mais des accidents comme Seveso ou les manipulations génétiques. A l’époque, j’ai été le premier à tirer la sonnette d’alarme. Petit à petit, nous avons abouti à l’idée d’une éthique et d’une déontologie des sciences. Progressivement, des comités d’éthique nationaux et locaux se sont constitués, en particulier en ce qui concerne la médecine et la pharmacie.
Cependant, aujourd’hui, les critiques envers la science ont atteint un niveau qui paraît excessif. A tel point qu’on assiste à une crise majeure du recrutement dans les facultés des sciences, le nombre de candidats inscrits s’étant effondré. Cette crise a commencé aux Etats-Unis il y a douze à quinze ans, et elle frappe aujourd’hui de plein fouet les sociétés européennes, notamment l’Allemagne, l’Italie, et surtout la France. Il est étonnant de constater dans le pays de Condorcet et de Jules Verne cette perte de confiance de nos contemporains dans la science.
Or, personnellement, je crois encore en la science. Je crois dans la pédagogie. Je crois dans la recherche. Je suis persuadé que c’est par le savoir que se trouvent les solutions à nos problèmes. Les statistiques sur le décollement des pays émergents en sont la preuve : les pays en voie de développement qui sont réellement en voie d’émergence sont ceux qui ont – quelquefois depuis deux générations – investi massivement dans la pédagogie, dans l’enseignement et dans la recherche scientifique. Certes, il faut rester critique envers la science – ce que j’ai fait dans un article intitulé La thanatocratie. Et de fait, beaucoup de mes contemporains ont quitté la physique nucléaire pour la biochimie, parce qu’ils avaient des problèmes de conscience entre 1947 et 1960. Mais à l’heure actuelle, nous avons pris le pli inverse, au point où je dis « attention, alerte ! ». J’ai ainsi constaté que nous sommes dans une société qui ne sait pas compter jusqu’à cent, ni même jusqu’à dix : nous avons en effet fêté le début du millénaire le 1er janvier 2000, alors que l’on a fêté le début du siècle les 1er janvier 1701, 1801 ou 1901. Non seulement notre société critique le savoir, mais elle n’a même pas la moindre notion d’arithmétique élémentaire !
Quoi qu’il en soit, le 1er janvier 2000, de nombreuses personnes se sont demandé quel était l’évènement le plus important du XXème siècle. Beaucoup ont répondu avec juste raison que c’était la Shoah. D’autres ont pensé qu’il s’agissait de l’arrivée des régimes totalitaires, ou encore des deux guerres mondiales. Si l’on m’avait posé la question, j’aurais répondu que l’évènement le plus important du XXème siècle est le fait que dans les pays analogues aux nôtres, beaucoup plus de la moitié de la population était occupée, dans les années 1900, à des travaux agricoles (ou à des travaux annexes aux travaux agricoles), alors qu’en l’an 2000, cette part de la population est tombée à 2,3 %. Cet évènement est probablement le plus considérable qui soit arrivé non seulement au XXème siècle, mais dans toute l’histoire de l’humanité, car il rompt avec un évènement qui s’est passé il y a des milliers d’années, au néolithique, lorsque l’agriculture a été inventée. A partir de ce moment, en obéissant à une croissance mondialisée, l’humanité entière (à l’exception de nos amis aborigènes d’Australie, pour d’autres raisons) s’est adonnée aux activités agricoles et d’élevage, qui sont devenues son occupation majeure ; une occupation telle que le mot « culture », qui a un sens humain global, provient tout simplement de l’agriculture. Nous sommes des gens cultivés parce que nous savons cultiver la terre. Or, au XXème siècle, nous avons assisté à la fin de l’agriculture comme activité majoritaire de l’homo sapiens sapiens, événement considérable dont nous ne mesurons pas encore les effets aujourd’hui.
Que s’est-il passé avec l’invention de l’agriculture ? Peu à peu, en Amérique du Sud et au Moyen Orient, certaines espèces de faune et de flore ont été domestiquées. Nous savons d’ailleurs quelles espèces ont été domestiquées en Amérique, comme par exemple le téosinte sauvage, qui est devenu le maïs. Nos ancêtres ont ainsi dominé ce qu’on pourrait appeler la sélection.
Un agriculteur, c’est avant tout un spécialiste de la sélection. Depuis la fin du XIXème siècle, nous savons également que Darwin n’a pas pu tenir compte d’un phénomène que l’on a découvert par la suite : la mutation. De quoi s’agit-il ? Sur la chaîne des gènes, la mutation change tout d’un coup la série et forme un nouvel individu, une nouvelle espèce, que la pression de la sélection filtrera par la suite. Selon les néodarwiniens d’aujourd’hui, la vie est la somme de la sélection et de la mutation. Nous avons donc appris que la vie n’est rien d’autre que la sélection conjuguée à la mutation. Au néolithique, l’homme a inventé la sélection. Aujourd’hui, dans les laboratoires, les biochimistes tentent de maîtriser la mutation. Ainsi, la biotechnique, science moderne, n’est rien d’autre que la maîtrise de la sélection et de la mutation. D’une certaine manière, l’agriculture s’est éteinte vers l’an 2000 comme occupation générale de l’humanité ; et d’un seul coup, elle s’est concentrée de manière extraordinaire sur la mutation.
Or, je m’interroge précisément sur ce qu’on appelle les manipulations génétiques, les OGM. Oui, c’est nouveau. Oui, il faut faire attention. Oui, il faut être prudent. Nous ne serons d’ailleurs jamais assez prudents. Mais du point de vue historique, du point de vue de l’évolution de l’humanité, la maîtrise de la mutation, qui est tout à fait nouvelle, et qui nous inquiète voire nous angoisse à juste titre, s’inscrit cependant dans la ligne naturelle de l’évolution de l’agriculture. Si l’agriculture consiste réellement à maîtriser la sélection, elle devient aujourd’hui également maîtrise de la mutation. Bien entendu, il faut être vigilant, se méfier. Oui, les manipulations génétiques doivent être sujettes à des moratoires. Mais d’une certaine façon, elles vont dans le droit fil de la maîtrise humaine des questions concernant la vie. Nous avons maîtrisé la sélection, à nos risques et périls – car le début de l’agriculture n’a pas été non plus un lit de roses ! Les premiers troupeaux qui ont envahi progressivement l’Europe ont véhiculé avec eux de tels nouveaux microbes qu’ils sont sûrement à l’origine des terribles épidémies de cette époque.
Si l’on avait alors appliqué le principe de précaution, il n’y aurait pas eu d’élevage. Ces problèmes sont beaucoup plus compliqués qu’on ne le croit au premier abord.
La biodiversité
La biodiversité est mon second sujet. Là aussi, j’ai des certitudes. Mais si je plaide en faveur de la biodiversité, je pose aussi des questions. Que font les agriculteurs lorsqu’ils labourent ? Ils tuent des espèces ! Le but d’une pièce labourée, c’est précisément de porter sur un ou dix hectares une seule espèce. L’agriculture, c’est la mort de la biodiversité. Le pâturage, c’est livrer à une seule espèce – par exemple des bovins -, dans un pré ou une prairie déterminés, une seule espèce d’herbe, ou deux ou trois. C’est la mort de la biodiversité. Ce n’est pas vrai uniquement pour
l’agriculture. C’est le cas également pour la médecine ou la pharmacie. Quel est l’objectif des antibiotiques, sinon de détruire un certain type d’espèces de bactéries, qui sont en train d’envahir l’organisme ? Plus généralement, lorsqu’on a asséché les marais ou les Dombes autour de Lyon, on a arrêté les épidémies de malaria, mais on a également détruit des milliers d’espèces. Historiquement, le problème de la biodiversité n’est pas commode.
Oui, il faut garder le plus possible de variétés. Oui, il faut conserver, défendre à tout prix les espèces menacées. Mais nous sortons d’une histoire où la biodiversité ne représentait pas un problème. C’est la raison pour laquelle je m’interroge, et la question est loin d’être simple. Bien entendu, aujourd’hui, on essaie de trouver des remèdes qui permettraient de ne pas attaquer directement le microbe ou la bactérie, mais de la faire rentrer au contraire en symbiose avec notre propre organisme. Parce qu’au fond, la plupart des bactéries qui participent aujourd’hui à notre digestion sont des symbiotes qui descendent des parasites qui ont tué nos ancêtres. On pourrait sûrement travailler en ce sens également en agriculture.
L’écologie
Maintenant, je voudrais aborder l’écologie. L’écologie n’est pas une science facile : c’est probablement aujourd’hui la science la plus difficile. Elle exige des connaissances de haut niveau en mathématiques et en physique. Elle demande de connaître l’histoire naturelle, avec la chaîne alimentaire, ou encore la biochimie.
C’est une science tellement difficile qu’on a du mal à maîtriser ses concepts. Et en face de la science la plus difficile, je vois naître l’idéologie la plus facile ! J’entends des politiciens, qui se déclarent écologistes, dire des choses d’une naïveté et d’une platitude telles que je ne peux pas les croire, étant donné qu’ils ne connaissent pas la science en question. D’autre part, je vois des écologues, des spécialistes, qui dévoilent toute sa complexité. Ceux-là hésitent à s’engager dans l’arène politique, ce qui fait que je me pose des questions. Par exemple, les écologistes mentionnent souvent le terme d’« équilibre », alors que dans la science écologique, il n’y a que des « déséquilibres », comme d’ailleurs dans les équations chimiques et biochimiques. La nature est toujours en évolution, donc toujours en déséquilibre. Sauver un équilibre est un concept politique, ce n’est pas un concept savant. Et là aussi, j’ai une difficulté à réunir ce que dit la société et ce que disent les savants. Voilà un mariage bien difficile à célébrer !
La mondialisation
Je voudrais terminer par la mondialisation. Comme tout un chacun, je ne peux pas supporter ces villes moyennes américaines qui sont tellement les mêmes, tous les quarante ou soixante miles, avec toujours les mêmes multinationales et les mêmes affiches. De même, je ne peux pas supporter nos entrées de ville. On ne sait plus si l’on arrive à Agen, à Draguignan ou à Arras, parce qu’on est aussitôt submergé d’enseignes et de marques identiques ! Et cette mondialisation me fait horreur ! Du point de vue physique, esthétique et même national…
Mais qu’est-ce qui s’est d’abord mondialisé ? C’est l’espèce humaine. Nous sommes tous nés en Afrique. Nous le savons, à la fois par la biochimie et la paléoanthropologie. Nous sommes nés probablement autour du Kenya. Et à un certain moment, il y a à peu près 100.000 ans, un groupe de femmes et d’hommes, très peu nombreux, ont traversé l’isthme de Suez – on ne sait pas pourquoi – et sont partis à l’aventure. Ils ont d’abord envahi l’Asie, puis ils sont partis vers l’Ouest, vers l’Europe. Arrivés vers la mer d’Arafura, il y a 60.000 ans, ils ont passé le détroit, envahi l’Australie. Et à la faveur d’une glaciation, traversant le détroit de Béring, ils sont arrivés il y a 15 à 25.000 ans en Amérique, pour continuer leur route le long de la ligne des Rocheuses et des Andes. Par conséquent, qu’est-ce qui s’est mondialisé ? Nous ! Nous sommes tous les enfants de cette poignée d’hommes qui sont partis de Suez.
Or, la première pratique humaine qui s’est vraiment mondialisée, c’est l’agriculture. Partie à la fois de l’ouest du Chili et du Moyen Orient, elle a envahi progressivement la totalité du monde. Et tout d’un coup, l’homo sapiens est devenu « l’homme agriculteur », celui qui vit de la culture et de l’élevage. Cette mondialisation a respecté les lieux, car en dépit de la mondialisation de l’espèce humaine, il y a toujours eu des cultures, des langues et des religions différentes.
Ensuite, est apparue une nouvelle mondialisation, toujours dans l’agriculture : celle des fruits et des légumes. La tomate est venue d’Amérique du Sud, la cerise, de la Mer Noire et les agrumes, de l’Asie du Sud-Est. Tous les fruits et légumes que nous cultivons sont mondialisés. Pourtant, je suis contre la mondialisation, alors même que nous en venons ! De la même façon, les maladies se mondialisent. Les bactéries, les microbes, se sont mondialisés. Et pour finir, c’est la science qui s’est le plus mondialisée ! Elle est née entre le VIIIème et le VIIème siècles avant J.C., à un endroit bien déterminé, situé entre la Grèce et la Turquie : ce que nous appelons aujourd’hui le littoral turc. Là, une sorte de tonnerre a frappé, avec l’invention de la géométrie et de l’algèbre. Peu à peu, la science s’est diffusée à travers le monde, pour devenir universelle. Par conséquent, là aussi, j’hésite. Je suis contre la mondialisation, mais je dois avouer que je tiens à cette universalité. Parce qu’en fait, c’est nous, les hommes ! C’est nous, les agriculteurs ! C’est nous, les savants ! Là aussi, j’ai donc des interrogations, d’autant plus complexes que nous vivons aujourd’hui une période charnière.
Nous voici donc en train de vivre la fin de l’agriculture comme occupation majeure de l’humanité. Et la tristesse m’envahit lorsque je vois mes étudiants ignorer ce qu’est un soc, une charrue, une bête. La plupart d’entre eux ne font même pas la différence entre un bœuf et un taureau, ou pensent que les vaches n’ont pas de cornes ! L’agriculture est devenue éloignée du citadin. Il faut donc en parler le plus possible, refaire des manifestations comme la moisson sur les Champs-Elysées, pour apprendre à mes pauvres étudiants ce qu’est réellement le rapport à la nature. Souvent, ils se disent écologistes, mais ils ignorent tout du monde naturel.
J’ai donc des interrogations, des doutes, des inquiétudes et des certitudes. Les interrogations, elles, sont certainement plus compliquées que ne le croient les gens qui portent des drapeaux. Or, je ne crois pas qu’on puisse répondre à ces questions complexes avec des principes généraux ou des doctrines simples. Il faut sans doute traiter les choses pas à pas, et cas par cas. »