Avec sa campagne « Un euro pour la santé de la planète », la firme américaine Stonyfield Farm poursuit son marketing fondé sur le rapport émotionnel avec ses clients.
Sauver la planète pour seulement un euro : voilà ce que propose depuis le 15 septembre dernier la société Stonyfield Farm, le géant du yaourt bio spécialisé dans le marketing décalé. Pour « la santé de la planète », il suffit donc de se précipiter chez Auchan, Casino, Carrefour, Monoprix, Leclerc et autres grandes surfaces pour acheter le pack de six yaourts estampillés « Les 2 Vaches des fermiers du bio », ce qui permet de participer à la campagne Internet « 1 lot acheté, c’est 1 euro pour la planète ».
Quand on aime, on ne compte pas
Il est vrai que pour s’offrir des produits Stonyfield Farm, mieux vaut être motivé ! S’appuyant sur la formule « quand on aime, on ne compte pas », l’entreprise de l’ancien guide naturaliste américain Gary Hirshberg pratique en effet des tarifs exorbitants. A Paris, son yaourt premier prix (nature) est vendu 3,72 €/kg, alors que le même produit certifié bio, mais de la marque Monoprix, est affiché à 2,52 €/kg (soit 30 % de moins). Comparés à un yaourt classique Leaderprice, vendu 1,03 €/kg, les produits Stonyfield Farm sont 260 % plus chers ! A 3,72 €/kg, on est donc heureux d’apprendre que le yaourt Stonyfield n’est pas seulement « Nature » : il est « Très Nature » ! A tel point d’ailleurs qu’on lui a ajouté une série de compléments alimentaires comme le Bifidus actif ou l’inuline (un additif qui augmente le goût sucré et sert d’épaississant, ce qui permet avantageusement de réduire le poids des pots de 125 à 115 grammes tout en garantissant la même sensation de satiété !). Stonyfield Farm vend ainsi un produit à la limite de l’alicament, censé « favoriser l’absorption du calcium ». Avec la firme de Hirshberg, on souscrit même une « assurance-maladie supplémentaire », comme l’indique son site canadien. Depuis 2005, le très médiatique pédiatre américain William Sears est d’ailleurs venu renforcer le « service communication » de Stonyfield. Spécialisé dans la promotion des produits les plus divers (dont les insolites gélules fruits « Juice.Plus »), le Dr Bill prodigue ses conseils en matière de santé sur son site www.askdrsears.com, tout en assurant une vitrine publicitaire à de nombreuses marques. Curieux mélange des genres…
Cette élégante façon de justifier un prix excessif a déjà fait largement ses preuves chez les géants de l’agrobusiness, qui valorisent leurs produits au nom d’imaginaires vertus pour la santé ou d’une légère modification de leur composition. Ainsi, l’ajout de seulement 9 grammes de fruit par yaourt permet à Stonyfield de vendre durant toute l’année des yaourts bio aux fraises, aux framboises ou aux pêches, 1,61 €/kg plus cher que son yaourt « Très Nature ». Un rapide calcul montre que ce complément est valorisé à hauteur de plus de 20 €/kg ! A ce tarif, les fruits peuvent certes être « soigneusement cueillis à la main », comme l’indiquent les emballages ! En revanche, ceux-ci restent muets sur la provenance de cette matière première. C’est qu’au rythme des saisons – qui favorise la consommation de produits locaux mais ne permet pas de vendre le même produit tout au long de l’année –, Stonyfield préfère clairement celui des affaires ! Pour disposer de ces fruits en permanence, le spécialiste du bio fait en effet appel à des fournisseurs répartis sur toute la planète. Ses fraises proviennent donc aussi de Chine, ses pommes de Turquie, ses myrtilles du Canada et ses bananes d’Equateur. Pas vraiment un exemple en matière d’agriculture de proximité ! « Si je n’étais pas obligée d’acheter là-bas, je ne le ferais pas », a dû admettre Nancy Hirshberg, vice-présidente de la filiale américaine, dans l’hebdomadaire Business Week. Son frère Gary, lui, ne s’encombre pas de précautions : « Ce serait magnifique de pouvoir se fournir en nourriture dans un rayon de dix miles de sa maison. Mais lorsqu’on est dans le bio, il faut se fournir partout dans le monde »… surtout lorsqu’on choisit d’ajouter du sucre de canne (qui ne se cultive qu’entre 35° de latitude nord et 30° de latitude sud) plutôt que du sucre de betterave européen, fût-il bio ! Gary Hirshberg ne cache d’ailleurs pas que son objectif est de faire du profit. « Je suis ici pour vous dire que la nature et le business sont des alliés nés – potentiellement les meilleurs partenaires dans l’histoire du capitalisme », écrit-il dans son dernier livre Comment faire de l’argent et sauver la planète. Un discours qui n’est pas de nature à déplaire à Franck Riboud, le PDG de Danone… et principal actionnaire de Stonyfield depuis 2001 !
Une relation émotionnelle
La clef du succès de la firme de Hirshberg réside dans le lien qu’elle entretient avec les consommateurs. « Nous nous sommes attelés à construire une relation émotionnelle avec nos clients », a expliqué son PDG à Business Week. A partir de 1990, Stonyfield Farm a effectivement lancé aux Etats-Unis un « programme » outrageusement nommé Adopter-une-vache. Rebaptisé plus sobrement Parrainer-une-vache, ce programme permet, pour la modique somme d’environ trois euros, d’obtenir un certificat officiel de parrainage d’une vache avec, bien entendu, une belle photo en prime. Stonyfield s’engage en outre à fournir à l’heureux parrain « des nouvelles de [sa] vache quatre fois par an par messagerie électronique » ! Certes, cela reste moins chic que de parrainer un ours des Pyrénées, un sport largement pratiqué par quelques stars françaises ; mais c’est aussi moins cher. Et le succès est au rendez-vous. Depuis dix-huit ans (c’est-à-dire depuis le lancement de cette campagne), le chiffre d’affaires de Stonyfield n’a cessé de progresser (jusqu’à 27 % par an !). En moins de vingt ans, la firme américaine, qui avait frôlé maintes fois la faillite dans ses années de jeunesse, est devenue une véritable success story. Avec un chiffre d’affaires de 325 millions de dollars, elle est aujourd’hui leader mondial des produits laitiers bio.
Une pro de la com’
Après le parrainage des vaches, Stonyfield lance aujourd’hui son opération « 1 lot acheté, c’est 1 euro pour la planète ». Cette campagne est pilotée par une pro de la com’, Anne Thévenet-Abitbol. Cette directrice Prospective et
Nouveaux Concepts du Groupe Danone depuis dix ans a été formée à très bonne école : celle du publicistePhilippe Michel, fondateur de
l’agence CLM/BBDO (connue entre autres pour sa campagne« Demain, j’enlève le bas »). Avec lui, elle a rédigé C’est quoi l’idée ?, un ouvrage qui met en avant l’utilité de créer un rapport fondé sur une « communauté de valeurs culturelles » avec le consommateur.
Comme l’écrivait déjà Philippe Michel en 1993, « le rôle de la publicité n’est pas de faire vendre des choses, mais de fabriquer des liens d’ordre culturel entre les désirs de l’entrepreneur et ceux du public». Décliné en termes publicitaires, cela donne : « On ne se lance pas dans le bio pour faire du profit, on s’y lance parce qu’on croit en ses bienfaits – pour la santé de la terre et pour celle de ceux qui vivent dessus –, et qu’on veut que le plus grand nombre de personnes en bénéficient » , comme l’explique généreusement Anne Thévenet-Abitbol. Franck Riboud se lancerait donc dans le bio par pur altruisme… tout en pratiquant des tarifs prohibitifs !
Pour la planète ?
La nouvelle campagne de Stonyfield Farm se fonde sur l’établissement d’un lien fantasmagorique entre l’acte d’achat et le bien-être de la planète. Or, ce lien est d’autant plus illusoire que les euros récoltés ne seront pas consacrés à la sauvegarde de la planète, mais exclusivement destinés à renflouer les caisses de trois associations : la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO), Intelligence Verte et Terre d’Abeilles (dont la présidente, Béatrice Robrolle, est une militante du parti de Philippe de Villiers). Si la LPO oeuvre incontestablement en faveur de la sauvegarde des oiseaux, les deux autres associations, parfaitement inconnues du grand public, affichent un bilan des actions « pour la planète » beaucoup moins évident. La responsable de Danone déclare ne pas s’être occupée personnellement de ces partenariats, qui lui ont été « conseillés par quelqu’un du WWF », comme elle le confie, visiblement embarrassée, à A&E.
Ce curieux choix s’explique peut-être par le fait que Danone – l’une des seules valeurs du CAC 40 à avoir progressé de plus de 15 % depuis le début de cette année – fait encore figure de nouveau venu dans le monde très complexe du bio français. La société de Franck Riboud y rencontre quelques difficultés pour se faire accepter. « Nous avons été accueillis partout avec une certaine méfiance par les acteurs de l’agriculture biologique», expliquait encore l’année dernière Anne Thévenet-Abitbol. Et si « en quelques mois, les choses ont changé, c’est parce que nous nous sommes faits les porte-parole du bio », ajoute-t-elle, tout en précisant qu’il lui paraît « plus important que ce soit les autres qui parlent de notre marque plutôt que nous ». Danone se voit donc bien en ambassadeur du bio, tandis que le président d’Intelligence Verte, Philippe Desbrosses, tient le rôle de chargé de mission du géant de l’agro-alimentaire.