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pesticides : séparation du conseil et de la vente des phytos : retour sur une idée ubuesque

Après les Etats généraux de l’alimentation, le gouvernement a transmis au Parlement un projet de loi imposant aux distributeurs agricoles une séparation capitalistique entre le conseil et la vente de produits phytosanitaires. Décryptage avec Sébastien Picardat.

Durant 12 ans, Sébastien Picardat a œuvré au sein de la Fédération du Négoce Agricole (FNA). A ce titre, il a acquis une expertise sur le fonctionnement des négociations qui ont eu lieu lors du Grenelle de l’environnement et de l’élaboration des plans Ecophyto. Il a également piloté la transformation digitale de la FNA et conseillé certaines entreprises de la distribution agricole dans leurs évolutions. Depuis octobre 2017, il a monté son propre cabinet de conseil SYNEVOP afin de partager son expertise.

AE : Que pensez-vous de ce projet de loi qui in fine suggère que la vente et le conseil sont deux activités incompatibles ?

En réalité, ce projet de loi revient à faire exploser tous les principes issus du Grenelle de l’environnement, qui reconnaissait que l’activité de conseil pouvait être exercée dans les mêmes conditions, avec les mêmes compétences techniques, et auditée selon le même référentiel pour tout organisme public ou privé, exerçant ou non une activité de vente.

C’est donc un reniement de tous les efforts réalisés depuis dix ans par les professionnels des chambres d’agriculture, des cabinets de conseil indépendants, des coopératives et des négociants agricoles, pour former leurs équipes techniques et être agréés. Cela concerne plus de 1 500 organismes qui, aujourd’hui, disposent d’un agrément officiel délivré par les services régionaux du ministère de l’Agriculture, employant plus de 10 000 conseillers en monde rural. Car c’est bien cet agrément qui permet de garantir de manière objective la qualité du conseil délivré aux agriculteurs sur l’ensemble du territoire français. Réduire le rôle de la distribution à celui d’un vendeur de produits, comme par exemple une voiture ou un bien de consommation courante, n’a aucun sens. C’est une vue d’esprit véhiculée au mieux par des personnes qui ignorent tout du monde agricole et de son fonctionnement, et au pire par des ONG qui souhaitent mettre en péril notre modèle agricole dont la spécificité repose précisément sur cette forte intégration entre les différents secteurs d’activités.

Tout d’abord, ce projet de loi est-il juridiquement viable ?

C’est une très bonne question car, du point de vue juridique, il pose en effet un certain nombre d’interrogations que certaines structures économiques ou syndicales pourraient parfaitement porter devant le Conseil d’Etat. D’abord, peut-on vraiment interdire l’activité de conseil aux distributeurs, là où la Constitution française garantit une liberté d’entreprendre et où l’Union européenne établit un cadre de libre concurrence au sein du marché européen ? Ensuite, comment mettre cette loi en conformité avec la jurisprudence assurantielle qui condamne depuis des années le distributeur – donc le vendeur de produits – pour défaut de conseil en cas de dégâts sur les cultures ? Enfin, serait-il légal de réserver des subventions à certains organismes de conseil, par une augmentation des taxes ou des redevances payées par les agriculteurs ?

La séparation capitalistique de la vente et du conseil peut-elle s’articuler avec le maintien des Certificats d’économie de produits phytosanitaires (CEPP) ?

Vous avez raison de soulever ce sujet, qui est primordial et qui embarrasse très visiblement les conseillers du ministre de l’Agriculture, car en effet une séparation capitalistique de la vente et du conseil n’est pas compatible avec les CEPP. Afin de bien comprendre la problématique, il est important de se rappeler que le « conseil spécifique à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques » correspond au conseil « avant-vente »,  à savoir l’observation, le diagnostic d’éventuelles maladies – champignons ou ravageurs –, la mise à disposition des moyens de lutte, le choix des produits phytos et les méthodes alternatives, afin que l’agriculteur puisse décider de la solution agronomique qu’il souhaite utiliser et du risque qu’il accepte de prendre dans le cadre de l’exercice de son activité. En revanche, le conseil
« après-vente » – lire les étiquettes, protéger sa santé avec des équipements de protection individuelle et participer à l’économie circulaire en recyclant ses produits dans la filière ADIVALOR – fait partie de l’obligation d’information aux clients professionnels. Comme dans tous les autres secteurs d’activité, le conseil « après-vente » est légalement à la charge du vendeur, mais il n’a aucun rôle sur le choix des produits, et donc ne peut influer sur l’itinéraire technique. C’est donc bien le premier conseil qui concentre les débats. Et c’est celui-ci qui permet aux distributeurs français d’être « assujettis » aux fameux CEPP. Or, est-il juridiquement fondé que le distributeur soit assujetti à des objectifs de CEPP – et in fine à des pénalités financières –, alors que le législateur lui interdit de conseiller les agriculteurs ? D’où l’embarras du direc- teur général de la Direction générale de l’alimentation (DGAL), Patrick Dehau- mont, qui pense avoir trouvé une porte de sortie par l’introduction d’un nouveau « conseil », à savoir un conseil annuel dit « stratégique ».

Voir aussi : L’usine à gaz des #CEPP expliquée en 3 minutes

Telle qu’elle a été présentée par M. Patrick Dehaumont à l’occasion d’un colloque réunissant les professionnels du secteur agricole, la séparation capitalistique du conseil et de la vente correspondrait donc à la séparation entre les structures en charge de ce conseil « stratégique » et la distribution, qui pourrait garder le conseil « avant-vente », requalifié par exemple en « conseil de préconisations  ».

Peut-on vraiment interdire l’activité de conseil aux distributeurs, là où la Constitution française garantit une liberté d’entreprendre et où l’Union européenne établit un cadre de libre concurrence au sein du marché européen?

En clair, le conseil actuel serait élargi avec un conseil sur l’intégration de l’exploitation agricole dans son environnement, ses relations avec le voisinage, la formation au bon usage du machinisme. C’est celui-ci qui serait obligatoire et réalisé par un organisme de conseil indépendant une fois par an. Ce petit tour de magie permettrait de ne pas mettre en péril l’usine à gaz des CEPP. Sauf que personne n’est dupe, et certainement pas les amis du ministre de la Transition écologique, Nicolas Hulot. Ni d’ailleurs le monde agricole qui a très vite compris que ce nouveau conseil, aussi futile qu’inutile, aurait un coût non négligeable, et limiterait une nouvelle fois la liberté des agriculteurs. Facturé disons à 1000 euros la journée, et à raison de 450 000 exploitations agricoles, cette prestation représenterait en effet une charge d’environ 450 millions d’euros par an, soit plus de 2 milliards d’euros pour le mandat de cinq ans du président Macron. Est-ce vraiment le genre de mesure qui va renforcer la compétitivité de nos exploitations et dont le monde agricole a besoin aujourd’hui ?

Quelles seraient les conséquences pour les agriculteurs si ce projet était adopté ?

Comme nous venons de le voir, l’adoption de ce projet de loi serait catastrophique du point de vue financier. Mais ce n’est pas tout. En effet, ce projet déresponsabilise nos agriculteurs qui sont des professionnels formés, libres et responsables de leurs choix sur leurs exploitations agricoles.

Il est tout à fait normal qu’ils souhaitent conserver cette liberté – d’ailleurs encouragée par les pouvoirs publics – et qu’ils décident de recourir ou non à un conseil externe et de choisir leur propre itinéraire agronomique. Quel que soit le scénario de « séparation » retenu, les agriculteurs devront continuer à s’approvisionner en intrants – conventionnels, biologiques ou biocontrôle – auprès de distributeurs. La question pour eux reste donc de pouvoir conserver une diversité d’offres de conseil qui répondent à leurs besoins spécifiques et d’avoir une garantie d’approvisionnement efficace et régulière des intrants qu’ils auront librement choisis.

Or, tous les scénarios de séparation du conseil et de la vente – en particulier s’il est capitalistique – vont automatiquement entraîner des difficultés logistiques, avec en plus une hausse des prix des intrants. Le monde agricole ne pourra pas répercuter une telle charge sur son prix de vente, surtout si la séparation des activités est financée par une nouvelle taxe imposée par le gouvernement, par exemple sur l’achat des intrants.

Et pour le distributeur ?

L’activité de vente des produits phytos, et plus largement des intrants agricoles, consiste avant tout à gérer les flux logistiques de produits, parfois pondéreux, parfois dangereux, fabriqués sur des sites industriels en Europe, qui doivent être physiquement livrés dans toutes les exploitations agricoles pour leur utilisation finale dans les champs, en fonction des saisons et de la pression parasitaire.

Ce savoir-faire logistique ne s’improvise pas. Il a été acquis pendant des dizaines d’années par les distributeurs agricoles (coopératives et négociants), ces derniers l’ayant consolidé ces dernières années au sein de leurs propres réseaux économiques. C’est le schéma classique de la grande distribution appliqué à un secteur d’activité particulier, l’agriculture, mais dont l’immense avantage consiste à pouvoir fédérer les clients – c’est-à-dire les agriculteurs – face aux multinationales de l’industrie chimique. S’il est fragilisé, on devine aisément à qui cela va profiter.

En outre, quand nous regardons la guerre en cours entre les plateformes de e-commerce comme Amazon et Alibaba, et les grands distributeurs français comme Carrefour et Auchan, il est légitime de s’interroger sur la nécessaire optimisation des circuits actuels de distribution agricole. L’approche « phygitale » – acronyme liant la présence physique des magasins et les algorithmes du digital – arrivera tôt ou tard en distribution agricole. La course aux plateformes logistiques, à l’optimisation des dépôts de proximité et à la performance des livraisons du dernier kilomètre en monde rural est déjà en cours. Cette nécessaire mutation de la distribution doit donc être organisée dans un cadre stable, car les enjeux sont considérables. Et c’est à ce moment précis que le gouvernement veut tout fragiliser en renversant la table ! Ce n’est pas sérieux…

Qu’en est-il pour l’activité de conseil ?

Là aussi de très nombreuses interrogations se posent. Au-delà d’une formation de plus en plus technique pour le conseiller, la maturité des outils d’aide à la décision et la montée en puissance de l’agriculture numérique portée par les nombreuses start-ups de l’AgTech obligent tous les distributeurs agricoles à réaffecter leurs ressources pour apporter le meilleur service aux agriculteurs. Jusqu’à présent, ce conseil était soit facturé par des conseillers indépendants ou par des chambres d’agriculture, partiellement subventionnées, soit intégré dans le prix du produit vendu par le distributeur. Or, l’arrivée inévitable de nouveaux acteurs, qui maîtrisent les nouvelles technologies digitales, va pousser les distributeurs agricoles traditionnels à s’adapter à ce nouveau contexte concurrentiel. Ce qui est certain, c’est que le modèle traditionnel du conseil vit ses derniers jours…

En bref, ces deux activités – conseil et vente – devront trouver un nouveau modèle économique viable dans un contexte de changement radical de leur métier. Afin d’être pérennes, ces futures sociétés distinctes ou les futurs pôles dédiés au sein des entreprises devront bien entendu présenter un compte de résultat équilibré. Or, comment seront-ils financés sinon par les utilisateurs finaux, à savoir des agriculteurs ? Dès lors, on peut aisément comprendre que cette surcharge de règlements, à commencer par les CEPP, mais aussi la destruction des structures économiques – aujourd’hui bien organisées – qu’entraînera cette séparation de leur métier – la vente et le conseil –, pose un réel problème de fond. Piégé par une promesse faite aux ONG environnementalistes, qui ignorent le fonctionnement de l’agriculture, le président Macron ferait mieux de revoir sa copie s’il veut garantir au monde agricole un avenir serein.

Lire aussi : Dossier des CEPP : les négociants ne lâcheront rien lâcheront rien

Enfin, je tiens aussi à évoquer le devenir des 10000 conseillers en monde rural. Interrogé à ce sujet par les représentants de la distribution, le ministre Stéphane Travert répond que « c’est leur problème ». Or, Monsieur le Ministre semble oublier que le droit social s’applique aussi au sein des TPE/PME de distribution agricole : contrat de travail, négociations collectives, carrières longues au sein d’entreprises familiales sont la réalité de tout chef d’entreprise qui se retrouvera seul face à ses salariés pour leur expliquer que le gouvernement leur interdit de poursuivre leurs métiers.

Ce dédain pour 10 000 postes de salariés embauchés au cœur de nos territoires accentue encore plus la rupture philosophique entre les Marcheurs et le monde rural, qui se sent une nouvelle fois acculé « à marche forcée » ! Un énième rendez-vous manqué du président Macron face au monde rural…

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