Suite aux affirmations concernant la réduction des populations d’oiseaux, André Fougeroux et Philippe Stoop, membres correspondants de l’Académie d’agriculture de France, livrent leur analyse.
De nombreux médias ont récemment fait état d’une réduction des populations d’oiseaux en zones agricoles, qui serait consécutive aux diminutions des populations d’insectes. Tous s’appuyaient sur un article paru dans CNRS Le journal intitulé « Où sont passés les oiseaux des champs ? », qui mettait en cause le modèle agricole actuel, avec notamment en ligne de mire les pesticides.
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Le journal relate les résultats d’une étude menée par le CNRS sur la zone atelier « Plaine et Val de Sèvre », qui annonce notamment une chute de 80 à 90% des populations de . Selon ces résultats, non publiés dans une revue scientifique, il y aurait une accélération de ce déclin depuis les années 2000, attribuée par les auteurs au développement des insecticides néonicotinoïdes. Par nature très locales, puisqu’acquises sur un seul département français, ces données divergent toutefois de celles publiées par le réseau STOC (Suivi Temporel des Oiseaux Communs), géré par le Muséum national d’histoire naturelle et dont les données sont publiques, avec de régulières mises à jour depuis sa création en 1989. Or, le réseau STOC reste la principale source d’information sur l’évolution des populations d’oiseaux en France.
Erreurs, biais et autres anecdotes
Les indicateurs issus de ce suivi à l’échelle de la France concernent près de 200 espèces d’oiseaux communs et montrent une diminution de 15 % de l’abondance des oiseaux sur tout le territoire métropolitain depuis 1989. Cette moyenne dissimule cependant des réductions très différentes en fonction des habitats. Ainsi, entre 1989 et 2017, les populations d’oiseaux des milieux agricoles ont diminué de 33 %, celles des milieux bâtis de 30 % contre à peine 3 % pour celles des milieux forestiers. En revanche, les populations d’oiseaux généralistes ont, quant à elles, augmenté de 19 % après être passées par un pic en 2005 de près de 20%.
Quand on regarde en détails les suivis du STOC pour les principales espèces citées par le communiqué du CNRS, on a donc du mal à y repérer les tendances catastrophiques annoncées
Quand on regarde en détails les suivis du STOC pour les principales espèces citées par le communiqué du CNRS, on a donc du mal à y repérer les tendances catastrophiques annoncées par les auteurs. Anecdote plutôt stupéfiante, l’article du CNRS commence par une « perle ». Il est en effet illustré par une photo d’un pipit farlouse, un oiseau insectivore des milieux cultivés, avec en légende : « En France, le nombre de pipits farlouses, des passereaux qui se nourrissent d’invertébrés, a diminué de 68 % en 17 ans. » Or ce chiffre est faux ! Concernant cet oiseau très particulier, le STOC mentionne une tendance à la hausse de 3% depuis 2001 et une hausse de 68% sur les dix dernières années. Après une longue période de déclin, les effectifs de cette espèce semblent donc se reconstituer progressivement depuis une dizaine d’années, contrairement aux propos de l’article du CNRS.
Et ce n’est pas tout. On note le même biais à propos de l’espèce la plus emblématique citée, à savoir la perdrix grise. L’article évoque un « effondrement » de 90% des effectifs en vingt-cinq ans dans les Deux-Sèvres, tandis que les données du STOC constatent, au niveau national, une tendance à la stabilisation depuis une quinzaine d’années, certes après une période de nette décroissance, mais plus modérée – moins 23% depuis 1989 (voir figure 1). Et cette tendance se retrouve de façon encore plus évidente au niveau européen (voir figure 2). L’article du CNRS ne donnant aucune précision sur les résultats des Deux-Sèvres, il était impossible lors de sa parution de juger de la représentativité de la zone atelier étudiée et des causes de ses divergences avec la tendance nationale. Curieusement, les informations complémentaires sont venues du Muséum, qui avait publié un communiqué beaucoup plus bref que l’article du CNRS, mais au titre encore plus alarmiste : « Le printemps 2018 s’annonce silencieux dans les campagnes françaises. »
Mis à jour le 21 mars, c’est-à-dire le lendemain de la parution de l’article du CNRS, la nouvelle version du communiqué de presse contient un graphe résumant les principaux résultats du CNRS. On y découvre que le suivi du CNRS dans les Deux-Sèvres ne couvre que 1600 ha… et que les chiffres cités dans le journal du CNRS concernaient en fait la perdrix rouge et non la perdrix grise ! Or, même pour cette espèce, la tendance très lourde annoncée dans les Deux-Sèvres n’est nullement confirmée au niveau national par le STOC, qui observe plutôt de grosses fluctuations de population, mais sans tendance nette sur la période de 1996 à 2016 suivie par le CNRS.
On a donc assisté à un étrange chassé-croisé entre les deux Instituts, CNRS Le Journal citant de façon très approximative et orientée les résultats du Muséum, ce dernier publiant après coup les résultats du CNRS, sans pour autant juger utile de corriger les erreurs factuelles de l’article du CNRS concernant ses propres données.
Par ailleurs, dans son communiqué de presse, le Muséum a publié une version adaptée du graphique figurant sur le site Vigie-Nature , à propos des évolutions des oiseaux en fonction de leur spécialisation. Les données sont bien sûr identiques, mais la nouvelle version est présentée avec une segmentation parfaitement arbitraire des régressions linéaires en trois sections (1989/2001, puis 2002/2008, puis 2009/2016), donnant ainsi l’impression d’une rupture à partir de 2009, attribuée par le CNRS au développement des néonicotinoïdes (dont le développement est plutôt limité à cette période à la suite des interdictions de l’imidaclopride en 1999 sur tournesol et sur maïs en 2004). Or, cette inflexion n’apparaît pas sur la version originale du site Vigie-Nature. Autre différence notable, la version « rénovée » suggère que seules les espèces agricoles sont touchées par le déclin, la courbe des espèces des milieux bâtis, dont l’évolution est très proche de celle des oiseaux spécialistes des milieux agricoles, ayant mystérieusement disparu.
Il n’en reste pas moins vrai que les oiseaux des champs se sont nettement raréés, et cela a un rythme plus rapide que ceux des autres milieux. Il y a donc bien un phénomène préoccupant dont il faut trouver la cause. Pour les auteurs, la messe est dite : les pesticides seraient responsables et les néonicotinoïdes en particulier. Il est vrai qu’il est aisé de relier cette baisse des oiseaux à la réduction des populations d’insectes, les insecticides détruisant les insectes qui constituent une source de nourriture dont dépendent 60% des oiseaux. La boucle est bouclée !
L’argument est d’autant plus recevable que la diminution des populations d’insectes a fait l’objet d’un article allemand annonçant une chute spectaculaire de 75 % des populations d’insectes volants en vingt-sept ans. Néanmoins, cette publication révèle des faiblesses méthodologiques considérables – notamment sur son modèle statistique –, et son interprétation est beaucoup plus ouverte que ne le prétend le CNRS. Ce sera le sujet d‘un article dans le prochain numéro de A&E.
Toutefois, nul ne peut nier que la tendance à la baisse pour les oiseaux est bel et bien observée en France et confirmée depuis des années dans de nombreux pays européens. Ce déclin est constaté dans tous les milieux : milieux forestiers, milieux bâtis, milieux agricoles. S’il n’est pas contestable que les populations d’oiseaux agricoles sont les plus concernées, il faut aussi mentionner que certaines catégories d’oiseaux se développent, à savoir les « généralistes », les rapaces, ou encore les faisans pourtant insectivores. Ces espèces ne seraient pas affectées par la raréfaction des insectes… Surprenant !
Des causes multifactorielles
En réalité, l’abondance de ces espèces et les fluctuations de population peuvent être reliées à de nombreuses causes parmi lesquelles les effets climatiques annuels. Le printemps de l’année 2016 froid et pluvieux en mai-juin (les inondations de juin 2016 en témoignent) a été extrêmement dommageable aux oiseaux nicheurs des plaines dont les couvées sont sensibles aux abats d’eau. Sur le long terme, les données du STOC montrent bien que le changement climatique, s’il n’est sans doute pas le moteur du déclin, a un effet non négligeable sur l’évolution des populations : les espèces adaptées aux climats frais ont subi une régression beaucoup plus forte que les espèces plus méridionales (voir figure 3).
Bien d’autres facteurs interfèrent avec la baisse des populations d’oiseaux, et probablement de manière beaucoup plus prégnante que l’effet potentiel des pesticides. Les modifications profondes du paysage agricole sont une première cause, clairement identifiée par le programme de suivi de l’abondance des oiseaux agricoles. Initié dès les années 1990 par le Game & Wildlife Conservation Trust sur la ferme de Loddington (Angleterre), ce programme montre clairement le rôle essentiel de l’aménagement du territoire dans la restauration des populations aviaires.
En effet, entre 1980 et nos jours, les modifications ont été multiples. Ainsi, en France, les surfaces en prairies permanentes sont passées de 14 millions d’hectares à 10 millions, tandis que les surfaces en légumineuses fourragères (luzerne, trèfles…) ont aussi régressé de manière spectaculaire. Si la surface de haies est assez stable depuis le milieu des années 1980, elle a chuté de 1,2 million d’hectares sur les cinquante dernières années. En revanche, certaines cultures ont progressé en surface. C’est le cas du colza qui ne représentait qu’environ 200 000 ha au début des années 1980, contre 1,5 million d’hectares maintenant, ou encore celle du tournesol, pratiquement inexistant en 1980 et qui a représenté 1,2 million d’hectares dans les années 1990 pour régresser ensuite entre 500 et 600 000 ha. Ces modifications consécutives à des orientations économiques ou sociales (en particulier sur l’élevage) ont des effets sur la biodiversité en général, que ce soit sur la flore, les populations d’insectes ou sur les populations d’oiseaux.
C’est d’ailleurs ce qui semble bien apparaître lorsque l’on se réfère à l’indicateur européen des oiseaux communs des espaces agricoles (Common Farmland Bird Indicator) qui note une évolution en deux périodes. Tout d’abord, une chute entre 1980 et 1995 de 50 %, puis de 1996 à 2014 une diminution beaucoup plus lente (8% sur vingt ans). La dernière période, celle qui accuse une réduction bien plus modérée, correspond paradoxalement au développement des néonicotinoïdes, qui ont remplacé des produits plus anciens (organochlorés et organophosphorés notamment), en général moins sélectifs de la faune sauvage.
D’autres facteurs sont aussi bien évidemment à considérer dans cette diminution des populations d’oiseaux des milieux agricoles : l’artificialisation galopante des sols agricoles (entre 50 et 80 000 ha par an) et ses deux corollaires – la fragmentation des habitats et la pollution lumineuse. Cette dernière influe largement sur les populations d’insectes et, par conséquent, sur les animaux qui s’en nourrissent.
Le machinisme agricole joue aussi un rôle non négligeable sur les populations d’oiseaux des plaines, et plus généralement sur la faune de plaine. Directement, par écrasement ou traumatismes, les machines de récoltes sont susceptibles de détruire les nids des oiseaux nichant au sol lors des moissons et des fenaisons. Indirectement, le labour entraîne des réductions de la microfaune du sol (carabes, vers de terre…), source de nourriture importante pour les perdrix et les alouettes (J-L. Bernard, 2007).
Ce tour d’horizon ne serait pas complet sans prendre en compte l’impact des oiseaux prédateurs tels que les rapaces ou la corneille noire qui exercent une pression sur les oiseaux nichant en plaine.. La progression spectaculaire des populations de faisans de Colchide (+153 % depuis 1989), insectivores au stade jeune mais qui se défendent mieux contre les prédateurs que la perdrix grise, illustre bien cette influence de la prédation sur les espèces d’oiseaux de plaine. De même, les populations de renards, de chats et chiens errants déciment les jeunes perdrix et les oiseaux des plaines des grandes cultures.
Enfin, il faut noter les disparités entre les régions sur ces évolutions de population d’oiseaux agricoles, puisque le rapport sur la régionalisation du suivi montre qu’entre 2003 et 2013, les régions Centre, Normandie et Grand-Est, régions de grandes cultures typiques, ont des populations d’oiseaux agricoles qui semblent se stabiliser. Alors que les régions comme l’Ile-de-France et PACA, fortement urbanisées et de moins en moins agricoles, voient dans le même laps de temps la régression se poursuivre à un rythme situé entre -2,5 % et -5 % par an. Ces deux régions sont témoins de la chute simultanée des oiseaux des milieux forestiers et des milieux bâtis !
On voit donc que la baisse des populations d’insectes et d’oiseaux est un phénomène indiscutable et sans aucun doute multifactoriel, où les effets conjugués du changement climatique et des évolutions du paysage fragilisent les espèces les plus spécialisées, qui peinent à suivre ces évolutions, et sont parfois remplacées ou soumises à la prédation d’espèces plus opportunistes. Les évolutions de l’agriculture ont bien sûr leur rôle propre dans ce déclin, car il est clair qu’il est particulièrement prononcé chez les espèces agricoles. Mais, parmi les facteurs potentiellement néfastes liés aux pratiques agricoles, rien n’indique que les pesticides jouent un rôle majeur, par rapport à d’autres facteurs affaiblissant la biodiversité comme la régression des espaces intermédiaires entre les parcelles cultivées ou encore le travail du sol.
Réduire la cause de la diminution des populations de certains oiseaux de plaine aux seuls insecticides néonicotinoïdes ne résiste pas à une analyse plus poussée. D’autant plus que ces tendances concernant les populations d’oiseaux des milieux agricoles sont observées partout en Europe, c’est-à-dire dans des pays où les utilisations d’insecticides sont très variables et sans lien avec les utilisations des néonicotinoïdes.
L’interdiction de ces insecticides ne sera pas la solution à la réduction des populations d’alouettes ou de perdrix grises. En effet, pour protéger les cultures, ils devront être remplacés par des insecticides foliaires plus fréquents. De la même façon, le retrait du glyphosate entraînera un retour au labour dommageable à la microfaune des sols. Si elles sont symboliques pour l’opinion publique, ces mesures ne concourront pas à l’amélioration de la biodiversité des milieux agricoles.
En revanche, les aménagements mis en œuvre par de nombreux agriculteurs (implantation et restauration des haies, bandes enherbées, restauration des légumineuses…) doivent conduire à une diversification des milieux agricoles et à une co-construction réfléchie de notre biodiversité agricole, entre l’homme et la nature (C. Lévêque, 2018).
Bibliographie
1- Jean-Louis Bernard et al., Productions végétales, pratiques agricoles et faune sauvage, ACTA-ONCFS-UIPP, 2007
2- Christian Lévêque, « Un âge d’or de la biodi- versité ? », in Idées reçues et agriculture : parole à la science (dir. C. Regnault-Roger), Presses des Mines, 2018, p. 33-56.
3- Romain Lorrillière, Diane Gonzalez, Déclinai- son régionale des indicateurs issus du Suivi Tem- porel des Oiseaux Communs (STOC)-Rapport d’analyse, Cesco, Muséum national d’histoire naturelle, mai 2016.
6- Muséum National d’Histoire Naturelle : http://vigienature.mnhn.fr/page/suivi-temporel- des-oiseaux-communs-stoc