Depuis six mois, un bras de fer oppose l’Anses et le gouvernement au sujet de l’interdiction d’un usage particulier de la phosphine. Une affaire révélée par le quotidien L’Opinion, qui témoigne, à nouveau, d’un grave dysfonctionnement de l’agence
Il aurait certainement été préférable que l’affaire de la phosphine – un insecticide inconnu de la plupart des agriculteurs, utilisé comme agent fumigant dans les cales des bateaux afin de préserver les céréales contre toutes les sortes de parasites – soit réglée sans passer par la case médias. D’autant que cela faisait déjà plusieurs mois qu’elle interpellait, à juste titre, les entreprises engagées dans l’exportation de nos céréales, notamment à destination des pays d’Afrique du Nord.
Certes, l’Anses avait bien accordé le renouvellement de l’AMM de cet insecticide le 26 octobre 2022, à savoir le produit phytopharmaceutique Quickphos Tablets 3.0G New. Tout en interdisant explicitement un usage particulier : mettre l’insecticide en contact direct avec les céréales, une pratique exigée par de nombreux pays importateurs qui ne serait donc plus légale à partir du 26 avril 2023, soit six mois après la notification au pétitionnaire, la société indienne UPL Holdings. Bien que cette question ait fait l’objet de plusieurs réunions entre l’agence, les ministères de l’Agriculture et du Commerce extérieur ainsi que le syndicat des exportateurs de céréales (Synacomex), la situation se trouvait encore dans l’impasse à quelques jours de cette échéance, l’Anses estimant son interdiction légitime.
Une mini-tempête politique
Le 7 avril dernier, dans un article très bien documenté paru dans L’Opinion, la journaliste Emmanuelle Ducros a donc rendu l’affaire publique, en concluant que, à partir du 26 avril, date de l’entrée en vigueur de la décision de l’Anses, il ne serait plus possible que les céréales françaises soient exportées dans les pays qui ont rendu obligatoire la fumigation par contact de cet insecticide. C’est le cas de l’Algérie, premier client de la France en matière de blé, mais aussi de la Tunisie, du Maroc, de l’Égypte, de la Côte d’Ivoire et du Sénégal. Au total, cela représente plus de 11,5 millions de tonnes de produits, soit la bagatelle de plus de 3,5 milliards d’euros ! De quoi déclencher une mini-tempête politique avec pas moins de quatre questions posées à l’Assemblée nationale, lors de la séance du 11 avril. « Nicolas Forissier (Les Républicains, Indre), Grégoire de Fournas (Rassemblement national, Gironde), Félicie Gérard (Horizon, Nord) et Laurence Heydel Grillere (Renaissance, Ardèche) ont fustigé la trop grande sévérité supposée de l’Anses, susceptible, selon eux, de rendre impossible l’exportation du blé français vers plusieurs pays africains », note Stéphane Foucart dans un étonnant article du Monde daté du 13 avril.
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Foucart à la rescousse de l’Anses
Le journaliste y fait, en effet, porter le chapeau de cette ubuesque situation, non pas à l’Anses, mais à la firme propriétaire de la matière active. « Selon l’Anses, seul un usage précis – lorsque ces tablettes sont placées en contact direct avec le grain – n’est pas autorisé. Mais ce fait ne relève pas d’une décision “unilatérale” de l’agence : c’est la firme demandant le renouvellement d’autorisation de la substance – la société agrochimique UPL Holdings Coöperatief U.A. – qui n’a pas soumis de demande pour cet usage spécifique », peut-on lire sous sa plume. Cet article, tout comme le « décryptage » proposé par France Info, apparaît comme une réponse ourdie par l’Anses dans ce bras de fer devenu public qui l’oppose désormais au gouvernement.
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Ainsi, Le Monde, qui n’a pourtant cessé ces dernières années de dénigrer l’agence française, tout comme Libération, Le Canard Enchaîné et France Inter, ont de concert prêté main-forte à l’agence, reprenant ses éléments de langage, afin de dédouaner l’Anses d’une décision irresponsable aux conséquences économiques dramatiques pour la France. Si l’Anses refuse de « revoir sa copie », c’est qu’elle « a réautorisé le produit avec les conditions d’utilisation demandées par le fabricant lui-même », explique ainsi le Canard, tandis que Libération évoque d’insupportables pressions que subirait l’Anses.
La non-question des LMR
Sauf que la vérité est tout autre. « La firme n’a pas déposé de données/essais spécifiques relatifs à l’utilisation de ce produit au contact direct des grains », précise-t-on à l’Anses. Autrement dit, l’Anses estime qu’UPL Holdings n’a pas fourni les études nécessaires pour l’usage en question. « UPL Holdings a bel et bien déposé une demande pour une AMM “à l’identique” de celle qu’elle avait obtenue en 2002 », précise encore une source proche du dossier. Ce qui a provoqué cette crise, c’est uniquement la restriction inattendue imposée par l’Anses, qui justifie sa décision par un problème réglementaire lié à des dépassements potentiels de LMR de la phosphine sur les céréales.
« La démonstration du respect des LMR par le pétitionnaire pour les usages revendiqués est une condition sine qua non de la délivrance de l’AMM », indique l’agence, qui poursuit : « Des indications fournies par l’industriel, postérieurement aux décisions d’AMM, attestent que l’utilisation du produit en contact direct avec le grain peut amener au dépassement de la limite maximale de résidus. » D’où cette interdiction, argumente l’Anses. Pourtant, comme le rappelle Emmanuelle Ducros, « l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, la Roumanie, l’Espagne, l’Italie, la Pologne et la Belgique ont, ces derniers mois, renouvelé l’autorisation ». Comment donc expliquer la divergence d’avis entre la France et l’ensemble des pays européens ? Interrogée à ce sujet, l’Anses répond ne pas disposer « d’informations précises sur les AMM délivrées dans d’autres pays européens », tout en admettant ne pas « exclure que ces pays fassent une application directe du règlement 396/2005 (art. 2 paragraphe 3) qui précise que les exportations hors UE peuvent s’affranchir des LMR. C’est cette base qui est mobilisable hors AMM pour les produits autorisés en fumigation directe ». En effet, face à l’insistance du ministre de l’Agriculture, l’Anses a dû reconnaître qu’il existe des « dispositions communautaires spécifiquement relatives à la possibilité, en cas d’exportation, de s’affranchir de ces limites maximales de résidus ». Ce qui « autorise donc l’utilisation du produit hors du cadre fixé par l’AMM ».
En clair, les études exigées par l’Anses ne l’auraient pas été par les autres pays pour la bonne et simple raison que, juridiquement, ils ne les ont pas estimées nécessaires, puisque les exportations hors UE ne sont pas concernées par le problème de dépassement de LMR !
Pour sortir de cette fâcheuse crise, il a fallu l’intervention du cabinet d’Élisabeth Borne, qui, le 20 avril, a finalement convaincu l’Anses de modifier son AMM. Car, contrairement à ce que l’agence a déclaré à la presse, il s’agit bien là d’une nouvelle AMM, datée du 20 avril 2023, signée de la main de son directeur Benoît Vallet, et qui « se substitue à la décision du 26 octobre 2022 ». À la différence de la précédente, cette nouvelle AMM précise les « conditions d’utilisation pour l’exportation », et autorise « l’application du produit au contact direct des céréales [qui] est effectuée sur des céréales destinées à l’exportation vers des pays tiers à l’Union européenne ».
Tout ce malheureux maelström politique aurait donc pu être évité si l’Anses ne s’était pas ainsi arc-boutée sur la question des LMR, qui ne concernent pas l’exportation, et qui, de surcroît, n’ont aucune incidence sanitaire sur les consommateurs de céréales, contrairement à ce que laisse entendre l’article du Canard Enchaîné.
Un flagrant excès de zèle
Cette affaire met en lumière l’excès de zèle d’une agence prisonnière d’un carcan réglementaire réel ou fictif, et qui rend des avis en s’affranchissant des conséquences économiques de ses décisions. « On nous accuse de ne pas savoir nous adapter à la réalité, de rendre des évaluations pour la décision sans prendre en compte le contexte socioéconomique, en l’occurrence, ici, celui des filières agricoles. Mais ce n’est pas notre rôle », admet Jérôme Lozach, représentant CGT du personnel. « À l’Anses, nous évaluons uniquement sur la base de données scientifiques dans un souci de sécurité sanitaire et environnementale, dans un cadre réglementaire », poursuit l’écotoxicologue, tandis que Benoît Vallet, le directeur de l’agence, évoque la crainte de poursuites pénales dans le cas d’une décision mise en cause ultérieurement « par la société ». « J’ai une mission, j’ai une obligation qui est légale, qui peut devenir pénale. C’est moi qui serai responsable personnellement, et pas le ministre de l’Agriculture », rappelait-il lors de son audition par la Commission des affaires économiques de l’Assemblée nationale, le 29 mars dernier.
On comprend sa prudence, et c’est justement ce qui confirme l’urgence de modifier les pouvoirs de l’agence, car la crise provoquée par la phosphine – tout comme celle du S-métolachlore – était en réalité inscrite dans le marbre dès 2015, lorsque l’agence a reçu comme mandat la délivrance des AMM ; une malheureuse décision prise par le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Le Foll, et alors vivement souhaitée par le patron de Générations Futures, François Veillerette.
Aujourd’hui, Générations Futures n’a plus besoin de se démener : n’étant pas en mesure de faire une véritable balance entre bénéfices et risques, et confrontée à la menace de poursuites judiciaires, l’Anses s’enferme de fait dans une logique potentiellement destructrice pour l’agriculture française. D’où l’impérative nécessité de redonner à l’Anses sa mission originelle, consistant exclusivement à réaliser les évaluations des risques – ce pour quoi elle est parfaitement outillée –, afin de permettre aux responsables politiques de prendre la décision d’autoriser ou non une molécule en fonction du contexte sociétal et économique. Un changement qui n’est, pour l’instant, pas encore envisagé par les pouvoirs publics.
Il est pourtant souhaité par plusieurs parlementaires : « Nous sommes le seul pays au monde où des fonctionnaires peuvent décider de la géopolitique d’un gouvernement. C’est totalement délirant, ça ne peut plus durer ! », a ainsi confié à l’hebdomadaire Le Point, une source qui a participé aux multiples réunions entre les experts de l’Anses et les ministères. « Il est impératif de revoir la mission de l’Anses », confirme pour sa part le sénateur LR Laurent Duplomb, en prevenant : « Si nous continuons comme cela, nous n’aurons plus un problème de souveraineté, mais carrément de sécurité alimentaire. » La décision unilatérale prise par l’agence concernant le dossier du S-métolachlore lui donne entièrement raison.