Le 19 mai, Agra Presse publiait une enquête sur le lobbying dans le secteur agricole. Se fondant sur les données contenues dans le répertoire des représentants d’intérêts de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), l’agence d’information agroéconomique y confirme, comme l’a toujours soutenu A&E, qu’il existe bel et bien un lobby du bio
« À eux trois, Biocoop (distributeur), la Fnab (producteur) et le Synabio (industriels et distributeurs) totalisent environ 125 000 euros de moyens annuels, finançant environ huit postes de lobbyistes, pour six actions en moyenne », relate Agra Presse, dans son enquête publiée le 19 mai concernant le lobbying dans le secteur agricole. L’agence précise que ces « efforts d’influence » ne sont pas très éloignés de ceux du chimiste Bayer. À cela s’ajoute le lobbying agricole réalisé par certaines ONG, dont le WWF et L214, avec respectivement huit et sept activités par an, mais aussi France Nature Environnement et la Fondation pour la nature et l’homme, qui « seraient les plus dépensières, avec 250 000 et 120 000 euros de moyens annuels minimaux estimés pour leurs activités agricoles ».
Et il existe, tout comme en France, un lobby du bio à l’échelon européen. « Le lobby du bio existe à Bruxelles, il a pignon sur rue et se nomme Ifoam », admet ainsi l’activiste écologiste Martin Pigeon, qui milite pour dénoncer le lobbying européen depuis quinze ans, au sein de l’ONG Corporate Europe Observatory.
L’Ifoam (Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique) constitue en effet la principale structure internationale de lobbying du secteur bio, dont la stratégie a déjà été décrite dans A&E (voir « L’agenda caché de l’Ifoam : une guerre de sape contre “l’agriculture industrielle” »). Disposant de 719 structures affiliées, l’« Ifoam – Organics International saisit chaque occasion pour influencer directement les politiques et réglementations gouvernementales dans le monde entier », indique sa directrice exécutive, Louise Luttikholt. La branche européenne de l’Ifoam, forte d’un budget de 1,7 million d’euros en 2020, consacre même l’entièreté de son activité à du lobbying auprès des institutions européennes.
Le lobby bio, comme une négation de la réalité
Il est donc très surprenant d’entendre Philippe Camburet, l’actuel président de la Fnab, s’entêter à nier la réalité en affirmant que « celles et ceux qui ont propagé le mythe d’un lobby bio vont devoir revoir leur copie ». Même attitude de la part de François Veillerette, directeur de l’association Générations Futures, qui assure que les chiffres avancés par Agra Presse « montrent bien que le supposé “lobby du bio” mis en avant par certains acteurs de l’agriculture intensive et leur supporters… n’existe tout simplement pas ! ».
Certes, Agra Presse relativise « la puissance du “lobby bio”, compte tenu des moyens limités déployés par les organisations soutenant l’agriculture biologique », principalement en raison de « la faiblesse des moyens de l’agriculture biologique ». Toutefois, son analyse se borne aux activités de lobbying déclarées à la HATVP, consistant essentiellement en « un ensemble de communications des lobbyistes à l’attention d’un décideur public, en vue d’un objectif précis sur un texte ». Or, il est évident que, dès lors qu’on se limite au schéma du lobbyiste rémunéré par un groupe d’intérêts pour influencer des élus ou des fonctionnaires, on sous-estime les capacités de lobbying du secteur bio.
Car il faut sortir de ce schéma préétabli pour comprendre, par exemple, le rôle clé tenu par l’eurodéputé Claude Gruffat dans le lobbying du biobusiness au sein du Parlement européen, depuis son élection aux côtés d’Europe Écologie-Les Verts en 2020. Ce qui n’a rien de très étonnant, eu égard à son parcours. En effet, après avoir rejoint en 1994 Biocoop, leader de la distribution bio en France, dont il a été président de 2004 à 2019, il a occupé divers postes importants du secteur bio : administrateur du Synabio, de SynadisBio ou encore président de Natexbio. En 2022, Claude Gruffat a été nommé par le groupe Verts/ALE rapporteur fictif sur le plan d’action pour l’agriculture biologique, portant de la sorte directement les revendications du lobby du bio, sans pour autant que cela soit répertorié comme une activité de lobbying.
Et son cas n’est pas isolé. Ainsi, Juliette Leroux est, depuis décembre 2015, responsable de la campagne OGM du groupe européen des Verts, après avoir travaillé pendant près de treize ans à la Fnab (Fédération nationale d’agriculture biologique). De même, Lena Wietheger, qui a œuvré pendant neuf ans pour le compte de l’Ifoam, est devenue en 2014 assistante parlementaire de l’eurodéputé Vert allemand Martin Hausling. Or, ces passerelles entre lobby du bio et univers politique ne sont jamais répertoriées comme des activités de lobbying. Néanmoins, le secteur bio peut y voir, à juste titre, un moyen efficace pour faire évoluer en sa faveur la législation européenne, puis française.
Forger l’opinion publique par l’agribashing
Cependant, la principale faiblesse de l’analyse d’Agra Presse est d’avoir ignoré un pan entier, et particulièrement actif, du lobbying : s’appliquer à forger l’opinion publique et se servir de ce puissant levier pour influencer la représentation politique.
C’est pourtant un domaine où le lobby du bio excelle, grâce à la mise en place d’une stratégie de type « guérilla », prenant appui sur des ONG toutes acquises à la cause, et procédant, de façon agressive et systématique, au dénigrement des concurrents de l’agriculture conventionnelle. On retrouve ces attaques chez les lobbyistes officiels du secteur, comme en témoignent les propos de Louise Luttikholt, la directrice exécutive de l’Ifoam: « L’agriculture est directement responsable de 80 % de la déforestation dans le monde », affirme-t-elle ainsi, estimant que l’agriculture conventionnelle « contribue au réchauffement global, contamine les sols, menace les moyens de subsistance en milieu rural et la sécurité alimentaire et nutritionnelle ». Et la présidente de l’Ifoam, Peggy Miars, tient un discours similaire : « À l’échelle mondiale, l’agriculture chimique fait désormais plus de mal à l’environnement que de bien. » La communication de l’Ifoam ne se limite donc pas à promouvoir les qualités des produits bio mais travaille à proscrire les pratiques de ses concurrents. La charte de la Fnab, membre de l’Ifoam, ne cultive, pour sa part, aucune ambiguïté sur ce sujet : « Nous souhaitons que l’extension des surfaces en agriculture biologique recouvre à long terme la totalité de la surface agricole. »
Mais l’habileté du lobby du bio réside aussi dans sa capacité à faire porter cet agribashing par des satellites, à savoir principalement des ONG, dont certaines peuvent être partiellement rémunérées en échange des services rendus, qui vont diffuser de façon systématique les éléments de langage dénigrant les concurrents. Et cela change tout.
En effet, comme le fait justement remarquer Guillaume Courty, chercheur et enseignant en sciences politiques interrogé par Agra Presse, « dire que les ONG possèdent des moyens financiers moindres fait partie des classiques mais on ne compte pas le temps militant gratuit ». « Le deuxième élément c’est que le répertoire [de la HATVP] ne prend pas en compte le nombre de personnes qu’on peut mobiliser, la symbolique qu’on incarne, les coups médiatiques qu’on emporte. Et dans ce domaine, on ne peut pas dire que les ONG sont à zéro », poursuit l’expert. À l’inverse des grandes entreprises qui sont généralement inaudibles, certaines associations excellent à organiser, souvent avec la complicité de certains journalistes, des « coups médiatiques » qui permettent de manipuler l’opinion publique. Le cas de Générations Futures, principal « snipper » de la filière bio, en incarne l’exemple parfait.
L’exemple de Générations Futures
L’idylle entre Générations Futures et les acteurs du bio semble avoir commencé en 2004, lors de la création d’Objectif Bio 2007, une initiative qui se donnait pour but de défendre le concept d’une « agriculture 100 % biologique sur l’ensemble du territoire français », mais qui n’a pas survécu au passage du temps.
C’est à ce moment-là que François Veillerette, le patron de Générations Futures (qui s’appelait encore à l’époque le MDRGF), rencontre Maria Pelletier, administratrice du Synabio. Et François Veillerette d’offrir ses services aux acteurs du bio, en leur proposant un « deal » gagnant-gagnant : « Soutenir notre travail d’information des citoyens sur les dangers des pesticides et sur l’importance de manger bio, c’est permettre de développer le secteur de la bio en général et donc de créer un climat propice au développement de votre propre société », expliquait alors son association. Non sans enfoncer le clou : « En nous octroyant un don, vous pouvez nous aider à être un interlocuteur incontournable dans la lutte contre les pesticides et leurs dangers et un acteur actif dans la promotion de l’agriculture biologique.» L’idée était simple : grâce aux campagnes anxiogènes réalisées sur les pesticides, les consommateurs seraient conduits à privilégier les produits bio.
La concrétisation de cette offre de services prend clairement effet à partir de 2008, lorsque, à l’assemblée générale de son association, François Veillerette cède son poste de président à… Maria Pelletier. Il demeure toutefois l’éminence grise de l’association, ainsi que son directeur et porte-parole. Inconnue du grand public, cette dynamique chef d’entreprise qui dirige la meunerie bio Moulin Marion assure en quelque sorte la « liaison organique » officieuse entre Générations Futures et le lobby du bio, tandis que l’argent commence à couler à flots, comme en témoigne la liste de ses partenaires, parmi lesquels on compte de nombreux membres du Synabio : Biocoop, Léa Nature, Botanic, Naturalia, Ecotone (ex-Bjorg et Bonneterre), Ekibio. François Veillerette est aussi administateur de Pesticide Action Network Europe (PAN Europe), dont les activités consistent, entre autres, à « soutenir les programmes nationaux de réduction de l’utilisation des pesticides » et « définir et promouvoir l’engagement vers une agriculture biologique durable ». « Des mécènes », note alors l’association, « dont nous sommes fiers car ils contribuent aux changements de société indispensables que nous appelons de nos vœux.»
Sans jamais apparaître comme une structure de lobbying, Générations Futures a ensuite largement contribué, par ses nombreuses campagnes anxiogènes sur les pesticides, à jeter la suspicion sur la qualité des produits alimentaires issus de l’agriculture conventionnelle, et à pousser toujours plus de consommateurs vers les boutiques de ses sponsors. Ainsi, depuis 2008, où Maria Pelletier a pris la présidence de Générations Futures, l’association a produit trente-et-un rapports anxiogènes sur la présence de résidus de pesticides dans les aliments ou dans le corps des consommateurs, soit un rapport tous les six mois ! Et c’est sans parler des autres activités de l’association…
À chaque rapport anxiogène, la majorité des médias a repris avec complaisance, et sans aucun recul, les conclusions alarmistes de l’association, se faisant ainsi porte-parole du lobby bio. En usant toujours de titres alarmistes à souhait, dont la crédibilité leur semblait confirmée par le fait que l’association est toujours présentée comme indépendante et désintéressée.
Cette stratégie a porté ses fruits, comme en témoigne de façon indéniable la croissance à deux chiffres du secteur bio. Ainsi, sans nul besoin de financer un cabinet de lobbying ni d’engager un lobbyiste, Générations Futures, qui dispose d’un carnet d’adresses bien fourni en journalistes militants, a largement rempli son cahier des charges…