La publication d’une nouvelle étude très médiatisée fait porter l’essentiel de la responsabilité du déclin des oiseaux sur l’agriculture intensive, alors que plusieurs facteurs majeurs ont été négligés. Décryptage
Après les insectes, les oiseaux seraient les secondes grandes victimes de « l’intensification de l’agriculture ». Telles sont les conclusions d’une étude de 9 pages publiées le 23 mai dans Proceedings of the National Academy of Sciences, une très sérieuse revue américaine à comité de lecture, et dont les auteurs principaux sont Vincent Devictor, directeur de recherche au CNRS au sein de l’Institut des sciences de l’évolution de Montpellier (Isem), et Stanislas Rigal,doctorant à l’idem.
« Le nombre d’oiseaux a décliné de 25% en 40 ans sur le continent européen, voire de près de 60% pour les espèces des milieux agricoles », affirme un communiqué du CNRS, qui précise : « Environ 20 millions d’oiseaux disparaîtraient en Europe d’une année sur l’autre, depuis près de 40 ans. Soit 800 millions d’oiseaux en moins depuis 1980. » « Même pour un chercheur, c’est émouvant. Il y a certaines espèces dont je pensais que le déclin allait se ralentir. Hélas, ce n’est pas le cas », déplore Vincent Devictor, qui conclut à l’urgence « de repenser notre mode de production alimentaire ».
À la suite de cette publication, sans surprise, le sempiternel refrain de la nécessité d’un changement radical de modèle a été entonné par la nébuleuse écologiste, tandis que le monde agricole s’est senti d’autant plus atteint par cette injonction qu’il a engagé, depuis plus de vingt ans déjà, de considérables modifications de ses pratiques dans le but, précisément, de mieux protéger la faune et la flore. Vingt années consacrées à la réduction des produits phytosanitaires (de 120000 tonnes en 1999 à 60000 tonnes en 2021), à la diminution des engrais (en baisse de 45% depuis trente ans), à la promotion de l’agriculture biologique, à la mise en place de jachères fleuries, à l’installation de nichoirs, et aussi – quoi qu’en dise un récent rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux – au maintien des haies ! Tous ces efforts auraient donc été fournis en pure perte puisque, selon les auteurs de l’étude, aucune inversion de la courbe du déclin ne s’est ébauchée. L’Autriche elle-même, pourtant championne mondiale de l’agriculture biologique avec plus de 26,4% de ses surfaces cultivées en bio, ne ferait, selon les auteurs, pas mieux que la France en termes d’impact sur les populations d’oiseaux.
Haro sur le modèle agricole
Même s’il admet dans Libération ne pas être agronome et « surtout pas là pour expliquer aux agriculteurs ce qu’ils doivent changer dans leurs pratiques », Vincent Devictor n’en estime pas moins qu’il faut « produire autrement ». Revenir à un modèle « accueillant pour la biodiversité », c’est-à-dire un modèle qui exclut les « mégafermes de plus de 100 hectares » ! Il s’inquiète d’ailleurs « de la dégradation de la santé des habitants des campagnes », regrette que le bio « n’occupe que 8 % de la surface agricole en Europe », et considère qu’« il y a un problème de filière, avec des forces qui résistent, des lobbys ».
Bref, on l’aura compris : Vincent Devictor fait partie de ces « scientifiques militants » proches de la nébuleuse écolo-décroissante. Fustigeant le « schéma de croissance néolibéral » et dénonçant « l’industrialo-productivisme qui gangrène l’Enseignement supérieur et la Recherche », il a été l’un des signataires de « l’Appel des campus pour rejoindre les Soulèvements de la Terre ».
Et ce n’est certainement pas son collègue doctorant Stanislas Rigal qui le contredira, en affirmant dans une tribune publiée par Le Monde que l’ennemi de la nature, « c’est le capitalisme extractiviste et productiviste, en place en Occident et qui se mondialise », dont le modèle agricole n’est qu’une simple expression. Selon celui-ci, l’expansion du « modèle agricole industriel occidental qui fait déjà des ravages dans le monde entier et qui est, par nature, non durable » n’a aucune raison d’être, puisque 30 % environ de la nourriture produite est gaspillée. Et face aux 820 millions de personnes en sous-alimentation sévère, il rappelle que 13,2 % des adultes sont obèses. « C’est un problème de répartition », conclut le jeune chercheur en biologie de la conservation. Une réponse simpliste à un problème hélas complexe…
Aveuglés par un biais cognitif ?
Le positionnement militant de ces deux chercheurs ne discrédite cependant a priori en rien la qualité de leurs travaux. Sauf à considérer qu’il y aurait eu un biais cognitif lors de l’élaboration de leur étude.
Malheureusement, une lecture rapide suffit pour confirmer un certain parti pris, voire un parti pris certain, étant donné la présence de nombreuses incohérences ( la Suède est ainsi présentée parmi les pays ayant des pertes d’oiseaux importantes en raison d’une agriculture intensive ) ; des erreurs flagrantes (notamment au sujet de la prétendue augmentation de l’usage de pesticides et d’engrais en France); et de très regrettables oublis.
Parmi ces derniers, on retiendra le rôle des prédateurs d’oiseaux, comme les chats, balayé d’un revers de main dans Libération. Pourtant, et contrairement à ce qu’affirme Vincent Devictor, la population féline n’a cessé d’augmenter durant ces vingt dernières années, pour atteindre aujourd’hui 15 millions de chats domestiques, contre 10 millions il y a vingt ans, auxquels il faut ajouter 11 millions de chats errants, sans parler des chats harets (domestiques retournés à la vie sauvage). Or, selon une étude menée par le Muséum national d’Histoire naturelle en collaboration avec la Ligue pour la protection des oiseaux, rien qu’en France, nos chats tuent 75 millions d’oiseaux par an. Pour le naturaliste Bruce Ronchi, « c’est un facteur important de la diminution de la biodiversité ». Une étude parue dans la revue scientifique Nature en 2013 concluait, quant à elle, que le chat serait responsable de la mort de 1,3 à 4 milliards d’oiseaux chaque année.
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S’y ajoutent les nombreuses espèces d’autres prédateurs désormais protégés qui ont également vu leur nombre exploser au cours des vingt dernières années dans les campagnes françaises. On ne compte plus les renards, ni les divers mustélidés, comme les blaireaux ou les fouines, qui sont désormais présents partout, tandis que le loup et le sanglier sont en expansion.
S’y ajoutent les prédateurs volants, corvidés et autres mangeurs d’œufs et d’oisillons, dont les effectifs grimpent en flèche. Or, il est difficile de concevoir que cette évolution de la faune, certes silencieuse, jouerait un rôle si peu significatif sur les populations d’oiseaux qu’elle ne mériterait même pas d’être évoquée dans l’étude.
Ensuite, il faut aussi compter parmi les prédateurs des oiseaux en déclin les oiseaux dits « généralistes ». Et on comprend aisément pourquoi les auteurs les ignorent : cette catégorie d’oiseaux est en augmentation de 22 % depuis vingt ans en France ! On y retrouve notamment des populations de corvidés, famille comprenant 25 genres et 130 espèces de corbeaux, corneilles, pies, témias et geais, des pigeons ou encore des rapaces que les agriculteurs tentent désespérément d’éloigner de leurs semis. Dans la compétition pour l’occupation de l’espace rural, ces prédateurs, qui s’attaquent aux habitats d’autres espèces, prennent le dessus. Ce qui suggère qu’ils sont tout simplement en train de remplacer ceux qui disparaissent au cours d’une évolution, certes provoquée par les modifications des paysages résultant de l’action de l’homme, mais suivant un processus finalement assez naturel
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Autre curiosité de l’étude : si la chute la plus importante concerne les oiseaux spécialistes des milieux agricoles (-29,5 %), les auteurs reconnaissent que les oiseaux spécialistes du milieu urbain subissent un déclin similaire (-27,6 %), qu’on peut difficilement attribuer à l’intensification de l’agriculture, et moins encore aux pesticides et aux engrais, interdits d’usage en milieu urbain. L’hypothèse d’une cause commune, mais évidemment pas unique, à ces deux déclins – ville et campagne – n’a pas davantage été émise par les auteurs de l’étude. Elle est pourtant évidente et reconnue par le monde scientifique.
Les auteurs d’une étude américaine, publiée dans la revue Biological Conservation à la fin 2020, faisant la synthèse de plus de 150 recherches antérieures, concluent : « Nous postulons ici que la lumière artificielle est un facteur important – mais souvent négligé – de l’apocalypse des insectes. » Or, si la pollution lumineuse entraîne un déclin massif d’insectes dans les villes et dans les campagnes, cela implique moins de nourriture pour les oiseaux. Selon la Ligue royale belge pour la protection des oiseaux, il est aussi démontré que la pollution lumineuse, qui connaît une croissance de l’ordre de 5 à 10% par an depuis 1990, perturbe les rythmes biologiques des oiseaux.
Enfin, dans une note de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques datée de janvier 2023, on peut lire que « la pollution lumineuse a une responsabilité directe notamment dans la mort de centaines de millions d’oiseaux et de milliers de milliards d’insectes chaque année ».
Un indicateur problématique
L’ensemble de ces éléments suggère que le cahier des charges de l’étude a été élaboré avec le seul objectif de mettre en cause l’agriculture dite « intensive ».
Ce qui expliquerait qu’une grossière erreur ait pu s’introduire dans le protocole même de l’étude. En effet, l’indicateur de pression (High Input Farm Cover), utilisé comme indicateur de l’« intensification de l’agriculture » afin de mettre en cause plus précisément les pesticides et les engrais, pose de sérieux problèmes. C’est avant tout un indicateur européen purement comptable et non agronomique, qui agrège une liste à la Prévert d’intrants incluant aliments pour troupeaux et équipements de protection contre le gel. « Une exploitation d’élevage hors-sol rentre ainsi dans cette catégorie à cause de ses achats d’aliments, mais on ne voit pas pourquoi ces achats nuiraient à la biodiversité autour. De même, l’usage de pesticides bio ou de biocontrôle, plus chers que les pesticides classiques, augmente le risque de se retrouver dans la catégorie High Input Farm », précise Philippe Stoop, membre correspondant de l’Académie d’agriculture de France et directeur Recherche et innovation d’ITK.
« Contrairement à ce que tentent de faire croire les auteurs de l’étude, le High Input Farm Cover ne permet absolument pas d’établir une corrélation fiable entre le déclin des oiseaux et l’utilisation de pesticides et d’engrais », poursuit l’expert, qui constate en revanche que le choix d’un mauvais indicateur explique ces variations retenues dans l’étude qui ne reflètent en aucune manière des tendances réelles d’évolution de l’intensification. Pour preuve, la figure 2a de l’étude montre une courbe en cloche pour l’Allemagne, en zigzag pour les pays scandinaves et le Royaume-Uni, et pour l’Europe, une courbe globale qui monte en flèche, alors que l’on ne trouve d’évolution de ce genre dans aucun pays. Autant d’anomalies passées sous silence par les auteurs de l’étude. À moins d’interpréter leurs propos comme un aveu de soudaine franchise: « Nous admettons que les données sur l’utilisation d’intrants chimiques (pesticides et engrais) sont encore très grossières, ce qui ne nous permet pas, par exemple, de comprendre les mécanismes complexes à l’origine de la relation que nous mettons en évidence… » Peut-être, tout simplement, parce que cette relation n’existe pas !
C’est d’ailleurs ce que suggère une des figures présentes dans l’annexe de l’étude, en montrant une nette tendance à la hausse, depuis les années 2000, du nombre total des oiseaux en Europe ! Autrement dit, les auteurs disposent de tous les éléments prouvant que, globalement, les espèces en régression sont remplacées par des espèces dont le poids moyen est plus élevé, ce qui entraîne mécaniquement une baisse des effectifs des petites espèces, même en l’absence d’effet direct des pressions anthropiques…